"Le glamour", les invisibles

 

« Ce qui suit est mon histoire, la mienne, contée à plusieurs voix, dont la mienne, même si pour l’instant, je ne suis que « moi ». Je ne vais pas tarder à avoir un nom. »


Priest, un maître méconnu


Dès 1974 et son roman Le monde inverti, Christopher Priest aborde la question de la perception de la réalité : il y développe l’idée que chaque chose est réelle car perçue, même subjectivement. Il s’y emploie en prenant le contrecoup de grands maîtres de la science-fiction, comme Philip K. Dick, pour lequel cette perception relevait au contraire de l’illusion ou du mensonge. Le Glamour est une nouvelle mouture d’un roman appelé le Don, paru dans les années 80 et réécrit partiellement par Priest. Il aborde les thèmes du regard et de la mémoire : celle de Richard Grey tout d’abord, puis celle de Susan Kewley, sa compagne, unis par une relation amoureuse qu’ils perçoivent et dont ils se souviennent différemment. 

 

Dans le flou de la mémoire…

Cameraman de guerre expérimenté, Richard a été victime d’un attentat de l’IRA et passe sa convalescence dans une clinique loin de Londres. Privé momentanément de l’usage de ses jambes, il a en outre perdu la mémoire des semaines précédant l’attentat. Un journaliste vient l’interviewer, accompagné d’une femme, Susan, qui se présente comme une de ses anciennes relations. Or Richard ne la reconnaît pas, Sue semble partie intégrante de ces dernières semaines tombées dans l’oubli. Intrigué par cette jeune femme et ce qu’elle peut réveiller comme souvenirs perdus, il décide de la revoir et de raviver ainsi ses souvenirs.


Ensemble, ils reviennent à Londres. Dans son appartement, Richard décide de raconter sa version de leur histoire, tel qu’elle lui revient : ils se rencontrent lors de vacances en France et  entament une relation passionnée. Seul ombre au tableau : Niall, vieil ami de Sue, craint de perdre son influence, commence à la harceler, au grand dam de Richard. Ils finissent par rompre juste avant l’attentat. Sue l’interrompt alors car, selon elle, les choses se sont passées d’une tout autre manière.

Depuis son adolescence, elle possède le « glamour », le don d’invisibilité. D’autres personnes ont cette faculté - dont le fameux Niall, à la fois son ami, son amant, son partenaire. Ils vivent en dehors de la société, volant ce dont ils ont besoin - quoi de plus facile pour un invisible. Sue a cependant toujours essayé de garder des liens avec le monde normal, en partie grâce à son travail de dessinatrice, d’ailleurs contre les désirs de Niall. Quand elle rencontre Richard, Niall est jaloux, furieux et fait tout pour la retenir…

 

Une construction libre et virtuose


A première vue, l’histoire hésite entre folie et fantastique. On navigue constamment à la frontière, car l’ouvrage se nourrît de cette ambigüité - un peu à la manière d’un roman méconnu de John Brunner, à l’Ouest du temps. En découle une force d’évocation étonnante, un souffle qui trouve sa source dans la construction du roman, celle d’un récit à trois voix - Richard, Sue et Niall, superbe trio -, dans lequel les souvenirs prennent forme, se défont et se reconstruisent au fur et à mesure sous nos yeux. Et le coup de théâtre final, cette irruption du « je », oublié depuis l’ouverture du livre, secoue, frappe le lecteur. A quoi avons-nous eu affaire ? Aux fantasmes d’un écrivain? A un rêve de Sue ? Ou de Richard ? Qu’est-ce qui est réel ? La première histoire de Richard ? Sue est-elle réellement invisible ?


Le talent de Priest est de rendre compte d’une réalité multiple, celle des humains et de leurs fantasmes ; pour lui, l’approche de la réalité se résume à un postulat : tout est vrai.


Enfin, Le Glamour est une histoire d’amour émouvante et prenante, même si son échec est prévisible. Le traitement de la sexualité y est cru, sans masques ; à la manière d’un Paul Verhoven dans sa version de L’homme invisible, Priest envisage d’ailleurs le voyeurisme comme une perversion inhérente au don d’invisibilité. Le Glamour, c’est aussi une ode à l’homme et à la femme, à une rencontre à la fois fragile et intense : Sue devient de plus en plus visible grâce à Richard ; et ce dernier recouvre la mémoire grâce à elle. Touchant.

 

Sylvain Bonnet et Glen Carrig


Christopher Priest, Le Glamour, traduit de l’anglais par Michelle Charrier, Gallimard, Folio SF, janvier 2012, 410 pages, 7,50€

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