Chuck Palahniuk, À l’estomac : Indigeste

Une excitation nous gagne lorsque l’on entame le dernier livre de Chuck Palahniuk. Celui-ci s’est en effet taillé une solide réputation depuis son célébrissime Fight Club et la photo de cet homme au regard soucieux sur la couverture laisse présager d’une ambiance pour le moins sordide.

 

Les premiers moments ne déçoivent pas. Les vingt-trois personnages aux noms biscornus intriguent. Camarade Maussade, Saint Descente de Boyaux, Chaînon Manquant, Directrice Reniement et son chat Cora Reynolds, Baronne Gelures et le reste de la clique poursuivent un but identique : accoucher du chef-d’œuvre qui leur permettrait d’accéder à la reconnaissance. Pour ce faire, ils ont répondu à l’annonce de M. Whittier, un curieux vieillard intransigeant, leur offrant gîte et couverts, calme et isolement pendant trois mois. Les voilà dès lors embarqués dans une aventure dont ils ne sortiront pas indemnes, tant physiquement que psychiquement. Ces apprentis-artistes vont se livrer à une étrange expérience qui exigera d’eux qu’ils révèlent leur moi adoré et qu’ils repoussent leurs limites. Ils s’adonneront d’ailleurs à l’exercice avec une jubilation malsaine, racontant, étalant et (re)construisant leur vie, en renversant allègrement au passage le « L’enfer, c’est les autres » sartrien. Car, dans cette dimension parallèle et souterraine, prisme de notre société, le danger le plus imminent vient d’abord de nous-même.

 

Malheureusement, la sauce ne prend pas et une lassitude s’installe vite. La trame, relativement épurée, repose sur une évidence martelée : « On aime les drames. On aime les conflits. On a besoin d’un diable, ou alors on s’en fabrique un. Rien de tout cela n’est mal. C’est simplement ainsi que les êtres humains fonctionnent. Les poissons doivent nager, les oiseaux voler. » Cette morale particulière ouvre la porte à tous les délires… La structure cyclique à laquelle obéit le roman – succession de poèmes, de nouvelles et du récit proprement dit – en entrave la fluidité. On achoppe régulièrement sur des cailloux narratifs rejetés par ce laborieux roulement formel sans cesse renouvelé.

 

Le style est certes original et puissant. Avec mordant, Palahniuk se plaît à vitrioler une Amérique, et plus largement un Occident, à la dérive. Les protagonistes sont des frustrés, des vicieux, des inadaptés, des schizophrènes, des pervers, des paumés, des loosers en quête de gloriole. Bien. Pourtant, à trop forcer le trait, Palahniuk émousse l’attention du lecteur qui s’éloigne peu à peu de cet univers glauque. Même la féroce ironie qui irrigue les différents propos tenus perd de son caractère incisif au fil des pages. L’imaginaire singulier de l’auteur se trouve desservi par une sorte d’excès de zèle, ce qui est fâcheux puisqu’il est clair qu’il a une plume de qualité, un humour décapant et une vigueur rageuse.

 

Un roman qui se veut « coup de poing » donc, mais qui manque cruellement de crédibilité et qui adopte (malgré lui ?) un ton frôlant, ici et là, le moralisme. Chaque élément envisagé séparément revêt un intérêt et une perspicacité indéniables. Cependant, une fois intégré dans l’ensemble, il s’y trouve tout bonnement noyé. L’ambition de Palahniuk étant de fustiger les nombreux travers d’un monde en déclin, on déplore un tel effet de « pétard mouillé » chez ce maître incontesté ; à certains égards, néanmoins, contestable.

 

Samia Hammami

 

Chuck Palahniuk, À l’estomac, traduit de l’américain par Bernard Blanc, Denoël, septembre 2006, 537 pages, 25 € ; Folio policier, avril 2008, 608 pages, 8,60 €

 

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