Chez les classiques, sénescence rime toujours, heureusement, avec renaissance. Pour James Bond aussi.

LES JEUX SONT REFAITS

On est quelque peu ahuri en découvrant sur Internet que l’édition anglaise originale de Casino Royale va, comme on dit, « chercher » dans les 27.500 euros, car, si ce roman de Ian Fleming publié en 1953 a marqué la naissance du personnage de James Bond, il n’en est pas moins profondément ennuyeux et n’aurait probablement jamais survécu s’il n’avait été suivi de plusieurs autres romans généralement bien meilleurs et si le cinéma n’était venu à la rescousse.

Le point de départ de l’histoire est assez drôle. Bond, agent secret britannique, a pour mission, non pas de tuer, mais simplement de discréditer un « milliardaire rouge », Le Chiffre, en le battant à plates coutures au baccara à Royale-les-Eaux (ville normande sortie de l’imagination de Fleming, mais dont l’éponyme casino n’est pas sans rappeler celui de Deauville). Le Chiffre est dans une situation délicate : cet homme de finance avait investi tous les fonds dont il avait la charge dans une chaîne de maisons closes françaises et il était difficile de concevoir placement plus sûr ; mais le malheureux n’avait pas prévu la loi Marthe Richard, sur la fermeture desdites maisons : du jour au lendemain, son capital est réduit à zéro. Pour « se refaire » avant que ses commanditaires ne viennent regarder de trop près dans ses comptes, il entreprend donc, puisqu’il sait jouer aux cartes mieux que personne, de miser tout ce qui lui reste sur les tapis verts du casino de Royale. Mais les services secrets britanniques ont un atout dans leur manche en la personne de l’agent 007, lui aussi redoutable joueur de cartes devant l’Éternel.

Cette exposition du roman est bien faite, plutôt enlevée, et donne envie de découvrir la suite. Malheureusement, les choses se gâtent à partir du moment où le lecteur est invité à suivre la partie de cartes proprement dite. Si la mimésis est, sauf erreur, parfaite — car on sent bien que Fleming parle de choses qu’il connaît intimement, la légende voulant même que, pendant la guerre, il se soit amusé à plumer une bande de nazis autour d’une table de jeux… —, la diégèse en prend un sacré coup. Disons que revient à l’esprit du lecteur peu familier des casinos un jugement jadis émis par le critique Jean-Louis Bory sur le film Vol à la tire, qui racontait les aventures d’un voleur de voitures : « Je suis sûr que c’est un film passionnant. Mais l’ennui, pour moi, c’est que j’ai beaucoup de mal à comprendre le héros, puisque je n’ai jamais été capable de distinguer une 2CV d’une Maserati… » Seront donc sans doute sensibles à l’insoutenable suspense de la partie de baccara les baccaristes chevronnés — ils auront vraiment les jetons —, mais le reste — autrement dit la majorité — des lecteurs se sentiront définitivement out, et le chapitre prétendument pédagogique, mais de fait incompréhensible, dans lequel Fleming fait énoncer à Bond par le menu les règles du baccara ne fera qu’ajouter à leur sentiment d’exclusion. Le prêche ne s’adresse qu’à des convertis. Aussi, peu nous importe que Bond gagne ou non à la fin, puisqu’il nous est bien difficile de nous identifier à lui.

Fleming, sentant confusément la chose, a ajouté dans la dernière partie un twist qui redonne une certaine dynamique au récit. Le même Bond qui a su si bien triompher des finasseries du redoutable Le Chiffre se rend compte qu’il s’est fait duper par Vesper, la charmante assistante que les services secrets britanniques avaient envoyée pour lui prêter main forte. La perfide appartenait au camp d’en face : elle était red. Elle finira donc dead. Et c’est même sur ce mot que se termine le roman : « The bitch is dead », déclare Bond lorsqu’il fait son rapport par téléphone. Mais, un demi-siècle plus tard, les scénaristes du film Casino Royale n’ont pas jugé bon de conserver cette très flemingienne vision misogyne du monde. Nous verrons bien James Bond dire au téléphone « The bitch is dead », mais M, sa supérieure hiérarchique, lui expliquera que the bitch n’était bitchy qu’en apparence et qu’elle n’a joué ce rôle que pour lui sauver la vie sans qu’il le sache. Vertus du clair-obscur… B comme Bond, B comme Baroque.

Si déplaisante qu’elle soit, cette misogynie de Fleming fait toutefois partie de ce qui donne encore aujourd’hui au roman un intérêt réel : il témoigne d’une époque, et d’une époque qui se définit pour nous par ce mélange de proximité et d’éloignement propre aux origines. Casino Royale, c’est l’après-guerre, et donc tout à la fois la fin d’une gigantesque conflagration et la mise en place d’un nouvel équilibre qui, si précaire soit-il, aura tenu jusqu’au début du XXIe siècle. Rendons hommage, même, au talent prophétique de Fleming, qui sut trouver dans sa table de baccara une métaphore de la Guerre froide alors même que la Guerre froide n’avait pas encore officiellement commencé.

C’est cette dialectique qui fait finalement de Casino Royale un classique, et qui lui vaut aujourd’hui d’être traduit en français pour la troisième fois. Les éditions Bragelonne nous assurent que la traduction précédente (toujours disponible au demeurant dans la collection « Bouquins », qui regroupe en deux volumes les œuvres complètes de Fleming) avait besoin d’un léger décapage. Mais on n’est pas obligé de partager cet avis. Résumons : il y avait eu, assez vite après l’édition originale anglaise, une première traduction française quelque peu fantaisiste, publiée sous le titre Espions, faites vos jeux. Peut-être offusqué par le fait que la ville française de Royale-les-Eaux était, comme on l’a dit, imaginaire, le traducteur, Jean Messin, n’avait pas craint de transposer toute l’action à Nice. Après un pareil coup de force, le fait de rebaptiser l’Hôtel Splendide « Hôtel Merveil » et quelques autres retouches du même ordre ne méritent même pas d’être signalés… La deuxième traduction, due à André Gilliard, fut publiée en 1963 chez Plon, dans la collection qu’on trouve encore aujourd’hui chez tous les bouquinistes, et dont le logo était un portrait de Sean Connery avec son pistolet jamesbondien sur la poitrine. Cette deuxième version n’était sans doute pas parfaite, mais était-elle vraiment plus mauvaise que celle qu’on nous offre aujourd’hui ? Nous n’allons pas dresser un catalogue exhaustif des faiblesses de celle-ci, mais disons, pour résumer, que le nouveau traducteur semble 1. ignorer que le mot arcanes en français est du genre masculin ; 2. n’être pas toujours très à l’aise avec les règles de base de l’accord du participe passé ; 3. avoir une conception très particulière de l’emploi des pronoms : dans la phrase « Elle le suivit du regard tandis que Bond remontait le boulevard », qui pourrait deviner que le pronom le désigne Bond ? Le style de Fleming est déjà suffisamment rempli en v.o. de fausses élégances pour qu’on lui épargne en v.f. ce genre de semelles de plomb. Donc, si l’on veut un retour aux sources un peu plus convaincant, il conviendra de se tourner vers le film. Un mot d’histoire ici aussi s’impose, car, on ne le sait pas toujours, Casino Royale en est déjà à sa troisième mouture cinématographique. La première adaptation fut télévisée, et américaine. Non, Sean Connery n’a pas été le premier interprète de James Bond. Avant lui, il y avait eu, dans un téléfilm dont certaines séquences — comme c’était l’usage à l’époque (1) — étaient interprétées en direct, le comédien Barry Nelson. Pour compléter le quiz, on peut préciser que la première James Bond girl fut incarnée, non pas par Ursula Andress, mais par Linda Christian. Et que James Bond, dans cette aventure, ne s’appelait pas James Bond, mais Jimmy Bond, ce qui ne fait pas très sérieux. Plus tard, le producteur qui détenait les droits d’adaptation de ce premier roman de Fleming se dit qu’il ne serait pas mauvais d’en faire un vrai film de cinéma. Mais, entre-temps, la série officielle s’était imposée avec Sean Connery. Et, Connery ne pouvant s’évader de cette série officielle, on choisit la solution, sans doute un peu facile, du pastiche. Cinq réalisateurs différents, sept James Bond différents dans le même film, une apparition éclair de Jean-Paul Belmondo consultant un dictionnaire pour trouver la traduction anglaise du mot de Cambronne… James Bond 007 Casino Royale se situe beaucoup plus dans la lignée psychédélique de Quoi de neuf, Pussycat ? (où l’on rencontrait déjà Peter Sellers, Woody Allen et Ursula Andress) que dans la tradition orthodoxe des « Bond ».

Ne serait-ce que pour cela, il était parfaitement légitime d’envisager un remake. Barbara Broccoli et Michael Wilson, les deux producteurs de la série officielle, avaient d’ailleurs réussi, il y a quelques années, à récupérer les droits de cette œuvre « séminale ». Passons sur la polémique très oiseuse apparue à propos du choix de Daniel Craig pour incarner Bond. Non, il ne ressemble pas à Roger Moore ou à Pierce Brosnan, mais va-t-on s’étonner qu’un personnage puisse changer de tête quand il a déjà été interprété par six ou sept (tout dépend comment on fait ses comptes…) comédiens différents ? Ce qui importe ici, c’est l’esprit même de l’entreprise et, tout simplement, le scénario. Michael Wilson avait expliqué qu’on allait « casser le moule » ; qu’on s’était un peu égaré dans les derniers épisodes (cette voiture invisible, par exemple, dans Meurs un autre jour, c’était vraiment too much) ; et qu’on allait revenir aux « fondamentaux ». Au diable les gadgets. Au diable les jeux de mots grivois et gratuits. Au diable les conventions telles que, dans le prégénérique, la vision en perspective de 007 à travers le canon d’un pistolet. Le héros de ce nouveau « James Bond », ce serait James Bond lui-même, puisque ce nouveau « Bond » serait en réalité un « proto-Bond », un « Bond Begins », comme il y a eu un Batman Begins il n’y a pas si longtemps. Casino Royale allait raconter les débuts de cet agent 007, les circonstances mêmes dans lesquelles il avait gagné son matricule.

L’ennui, c’est qu’on ne peut pas avoir été et être. Le scénario, certes, s’efforce dans la mesure du possible d’éviter les gadgets et de rester fidèle au roman original, mais le pari n’est respecté que dans le prégénérique, en noir et blanc et d’une violence extrême toute tarantinienne. Au bout d’un quart d’heure, le naturel, ou plus exactement l’artificiel, revient au galop. Casino Royale ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas eu d’autres « Bond » avant lui, sans parler des Mission : Impossible et des Matrix qui sont entrés dans la danse. Ainsi les scénaristes, sentant bien que la partie de cartes (ici, de poker, puisque, nous dit-on, le baccara est devenu ringard) risquait d’être encore plus ennuyeuse à l’écran que dans le livre, ont décidé d’en relancer l’intérêt en introduisant en son milieu une tentative d’empoisonnement de Bond par Le Chiffre. Bond s’en tire en sortant illico presto de la boîte à gants de sa voiture un équipement digne des Médecins du Monde et en se faisant télé-radiographier, télé-analyser et télé-opérer via un lien satellite par des médecins de l’Intelligence Service qui se trouvent littéralement à l’autre bout du monde. Après cela, il est assez difficile de trouver dans le personnage l’épaisseur psychologique qu’on nous avait promise. La dernière image, celle qui est censée nous faire assister à sa « cristallisation » définitive, est même un contresens : Bond tient à la main, non pas un pistolet, mais une mitraillette. Et l’aspect sulfatant de la chose fait très mauvais ménage avec la notion d’individu.

Ce qui, paradoxalement, fait exister ce garçon, c’est l’énorme lacune géopolitique du film. Tout en prétendant être le film « des origines », Casino Royale se situe aujourd’hui, en 2006. Or, aujourd’hui, il n’y a plus de Guerre froide et plus de loi Marthe Richard. Il faut, pour justifier la nécessité de la partie de cartes dans laquelle Le Chiffre s’engage, quelques lignes de dialogues très acrobatiques liant sa faillite aux difficultés des compagnies aériennes américaines dans la période qui a suivi le 11-Septembre. Ben Laden, grand adversaire de James Bond. Pourquoi pas ? A ceci près que, si ce principe peut avoir une certaine vérité sur le plan de la politique internationale, il ne marche pas très bien dans le cadre d’une narration cinématographique. Ce qui a fait le charme de tous les « Bond », c’est leur méchant. Parce que, dans tous les cas, la mégalomanie du méchant se traduisait par un désir de se montrer, de se mettre en scène, de rencontrer son double (Bond) pour lui raconter sa vie. C’était même ce qui sauvait Bond ; au lieu de l’exécuter sur-le-champ, Goldfinger ne pouvait résister au plaisir d’entamer un petit discours : « Toute ma vie, j’ai aimé l’or… » Cette complicité objective permettait à Bond, une fois sur deux, de piquer la petite amie du méchant. Mais nous savons bien aujourd’hui que le Terroriste est par définition un homme de l’ombre et ne se montre, lorsqu’il condescend à se montrer, que par vidéo interposée. Comment Bond pourrait-il affronter un fantôme ?

Il y a d’ailleurs comme une reconnaissance de cette aporie dans le finale de Casino Royale, où l’on voit Bond plonger dans l’Achéron pour essayer d’arracher sa Vesper/Eurydice à l’ascenseur qui l’entraîne vers les Enfers. Pas plus que l’Orphée original, il ne parviendra à récupérer totalement son Eurydice, mais il y a, dans cette catabase sous-marine, quelque chose qui, à défaut d’assurer la résurrection de Vesper (condamnée par son nom à n’être qu’une étoile du soir), produit comme une renaissance de l’homme Bond, loin de sa mission officielle, de sa lutte contre les détournements de fonds et les magouilles internationales. Le jeu n’est plus ici politique, mais métaphysique. C’est là peut-être, c’est là sans doute que Casino Royale, le film, est une réussite. Mais on sent bien que cette histoire ne pourra être racontée qu’une fois et une seule, alors même que l’ambition est de relancer la machine pour plusieurs épisodes. Pour être franc, Au service secret de Sa Majesté avait déjà travaillé sur le même thème, mais George Lazenby, l’acteur qui interprétait alors James Bond, s’était borné à tourner ce seul épisode. Erreur fatale pour sa carrière, mais prodigieux cadeau fait à la série, puisqu’Au Service, étoile noire, est très souvent le film préféré des vrais bondophiles. Si Daniel Craig revient — et, bien sûr, il reviendra —, il sera bien difficile de ne pas lui faire porter exactement le même costume que Roger Moore ou que Pierce Brosnan.

FAL

(1)   George Clooney & Co. se sont amusés récemment, just for the fun of it, à tourner un épisode d’Urgences tout en live.

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Casino Royale, le film 2006 (novembre)
de Martin Campbell
avec Judi Dench, Daniel Craig, Eva Green, Mads Mikkelsen, Giancarlo Giannini, Simon Abkarian , Isaach De Bankolé,
2H18

Casino Royale, le film 1967
de John Huston, Ken Hughes, Ken Guest, Robert Parrish, Joe Mcgrath
avec Peter Sellers, Ursula Andress, David Niven, Orson Welles, Joanna Pettet, Woody Allen, William Holden, Jean-paul Belmondo, Deborah Kerr, Charles Boyer, Jacqueline Bisset,
2H11

Casino Royale, le livre
Ian Fleming, éditions Bragelonne, novembre 2006, 220 pages, 9,90 €
site des éditions Bragelonne à consulter ICI
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