La Belle et la Bête version Christophe Gans - entretien

Hommage au mage

 

Christophe Gans parle un peu de sa version de la Belle et la bête et beaucoup de celle de Jean Cocteau.

 

Nous ne manquerons certainement pas d’aller importuner Christophe Gans en février prochain, quand sortira sa version de la Belle et la bête, mais nous n’avons pas résisté à la tentation de lui demander d’ores et déjà ce qu’il pensait de celle de Cocteau, puisqu’on célébrait la semaine dernière le cinquantième anniversaire de la mort de celui-ci.

           

Au-delà du calendrier, il nous a semblé que la situation de Christophe Gans par rapport à Jean Cocteau était intéressante. Si Cocteau fait partie des réalisateurs qui ont contribué à lui donner l’envie de faire du cinéma, on verra dans l’entretien qui suit qu’il n’entend pas offrir, avec sa Belle et la bête 2014, un remake de celle de 1946, sa référence majeure n’étant pas tant le film de Cocteau que le conte original de Madame de Villeneuve (qu’on trouvera dans la collection Folio), dont Cocteau au demeurant ne parlait guère.

           

Cette Belle n’est d’ailleurs pas un vieux projet de Gans. Elle a commencé à se dessiner dans son esprit quand, à la suite d’un désaccord — ce que les Américains appellent joliment "creative differences" — avec son producteur sur son projet Fantômas, il a été amené à changer son fusil d’épaule. Le producteur Jérôme Seydoux et Richard Grandpierre — producteur du Pacte des loups — lui ayant demandé — requête bien surprenante par les temps qui courent — s’il n’avait pas envie d’adapter un classique de la littérature française, Gans songea immédiatement à un titre — qu’il refuse de révéler aujourd’hui, parce qu’il n’a pas dit son dernier mot ! —, mais il apparut au même moment qu’Hollywood était en train de lorgner vers cette même source. Alors il eut l’idée de se rabattre sur un conte. Il aime beaucoup la Belle au bois dormant, et n’a d’ailleurs pas hésité à transposer une partie de l’univers de cette histoire dans sa Belle éveillée avec bête. "Mais dans la Belle au bois dormant, la fille ne fait guère que dormir. Et, à part le prince qui vient l’embrasser et le dragon, il n’y a pas vraiment de quoi construire une trame narrative. Une adaptation récente a d’ailleurs choisi, non sans pertinence, de raconter cette histoire du point de vue de la sorcière. Du coup, j’ai songé à la Belle et la bête en me disant que, si Cocteau avait centré son récit autour de la Bête, on pouvait envisager un récit qui serait centré autour de la Belle."

           

Le tournage du film a eu lieu pendant l’été dans les studios de Berlin, là même où naquit l’Ange bleu avec Marlene Dietrich, mais l’affaire n’est pas terminée : une quinzaine de compagnies d’effets spéciaux sont actuellement en train de remplacer par des paysages de montagnes et de forêts tous les fonds verts devant lesquels la majorité des scènes ont été filmées et veillent à transformer Vincent Cassel en lion. Grâce aux vertus magiques de l’infographie actuelle, celui-ci n’aura pas eu à souffrir les quatre heures quotidiennes de maquillage que Jean Marais avait dû souffrir.

 

Quand avez-vous vu la Belle et la bête pour la première fois ?

 

Je crois que c’est l’un des premiers films que j’aie jamais vus. Je ne l’ai pas vu au cinéma ; je l’ai découvert à la télévision, dans les années soixante, à l’époque où il n’y avait qu’une seule chaîne.

 

C’était peut-être tout aussi bien, puisque le petit écran fait mieux accepter certains traits intimistes et certaines "naïvetés" de ce film…

 

Henri Alekan, le directeur de la photographie, qui fut mon professeur à l’IDHEC — il venait alors de collaborer avec Wim Wenders sur les Ailes du désir — ne serait certainement pas d’accord ! Une partie de ses cours était consacrée à la lumière, et en particulier à celle de la Belle et la bête, dont il était très fier, à juste titre. Quand il nous avait projeté le film, je crois bien qu’il avait apporté sa propre copie : il déplorait la piètre qualité des copies généralement présentées dans les cinémas et à la télévision. Aujourd’hui, grâce à la restauration par SND, nous pouvons voir la Belle et la bête dans des conditions supérieures à tout ce qu’on avait pu connaître avant, y compris au moment de la sortie du film. N’oublions pas que les lampes des projecteurs étaient alors très faibles, et que les écrans n’étaient pas toujours très blancs…

            

Cela dit, je ne suis pas sûr que cela ait nui à la perception de l’œuvre : la Belle et la bête offre en tout état de cause la plus belle photographie de l’histoire du cinéma français en noir et blanc. Personnellement, je l’ai toujours regardé dans une sorte de transe, dans un état onirique très éloigné de la situation d’un spectateur lambda dans une salle de cinéma. Cocteau n’aimait pas que ses effets spéciaux soient des "retouches" réalisées en postproduction. Il faisait tout en direct. Il était, d’une certaine manière — comme Méliès —, à mi-chemin entre le primitif et le moderne, entre l’illusion et la technologie. Et il arrivait toujours à trouver un équilibre parfait. Cette féerie, avec ces ralentis, ces retours en arrière, ces étranges bidouillages sonores dans lesquels j’inclus la diction même des acteurs, à commencer par celle de Jean Marais — tout cela m’avait laissé bouche bée : il y a là quelque chose qui touche à l’étoffe même des rêves. A certains moments, il est permis de perdre pied. En fait, nous sommes en face de l’expression d’un inconscient collectif, autrement dit d’une partie rêvée de nous-mêmes, beaucoup plus que devant des stéréotypes cinématographiques.

            

Vous parliez de naïvetés, mais je crois que Cocteau en était très conscient. La preuve, c’est l’humour qu’il déploie parfois pour faire passer certaines scènes. Quand, à la fin, la Bête disparaît et que le Prince se relève, Marais nous apparaît, un peu ridicule avec ses bouclettes, mais la réflexion de la Belle — "Où est ma Bête ?" — désamorce le cliché et nous incite insidieusement à penser qu’elle préférait la Bête à ce Prince qu’elle reçoit en cadeau. C’est là, dans cette ironie qui n’est jamais acide, que réside aussi la force de Cocteau. Et sa modernité : Cocteau est bien là, observateur et commentateur de son propre travail. Avez-vous jamais noté qu’on n’oublie jamais qu’on est en train de regarder un film de Cocteau ? Qu’il semble être là, assis avec nous ? Tout comme pour Hitchcock, dont nous sentons qu’il est toujours près de nous, avec sa bouille et son gros ventre… Je ne dirais pas la même chose de David Lean, pour moi l’un des plus grands metteurs en scène du monde. Je ne me suis jamais demandé si David Lean était là quand je vois ses films. Il se confond avec son œuvre. Cocteau, jamais.

 

Vous venez de citer Hitchcock. Certains plans de la Belle et la bête ne sont pas sans rappeler Rebecca. Sans parler de la musique de Georges Auric, qui a parfois des accents "herrmanniens"…

 

Je crois que c’est la période qui veut ça. C’était la fin des années quarante et la psychanalyse était à la mode. Elle plaisait à ces "auteurs des profondeurs" que pouvaient être Hitchcock ou encore Fritz Lang, parce qu’elle constituait une nouvelle source d’images, un champ visuel très excitant. La Maison du Docteur Edwardes, Rebecca, le Secret derrière la porte, mais aussi les films de Cocteau, les tableaux de Dali… toutes ces œuvres sont liées par un réseau de touches esthétiques qui sont autant de ponts ou de tunnels secrets.

            

Je suis d’accord, la musique de Georges Auric est extrêmement particulière. Cocteau invitait les sensibilités de ses collaborateurs à s’exprimer totalement. Ce qui d’ailleurs n’allait pas sans conflit. La photo d’Henri Alekan, très influencée par la peinture flamande, n’était pas du tout ce que voulait Cocteau au départ. Il imaginait une lumière beaucoup plus réaliste — il avait été très séduit par certains films italiens qu’il venait de voir. Alekan s’était entêté à tirer le film vers la peinture. La Belle et la bête est donc un film de Cocteau… et d’Henri Alekan… et de Georges Auric… et de Jean Marais.

 

…et de René Clément, conseiller technique ?

 

Clément était là comme conseiller technique, mais aussi comme soutien moral. Il a aidé Cocteau à tenir le coup. On sait que le tournage de la Belle et la bête fut très compliqué. Cocteau avait développé une espèce d’eczéma qui le rongeait et l’obligeait à fuir le soleil, à se couvrir de bandelettes, ce qui faisait étrangement écho au martyre que vivait Jean Marais sous son maquillage. Celui-ci, dit-on, s’était entiché de l’une des deux actrices qui jouaient les sœurs et voulait faire d’elle la mère de son enfant — tout cela sous le nez de Cocteau qui devait mal vivre la chose, mal au point d’en tomber malade !


Quant à Clément, criminellement sous-estimé aujourd’hui, son œuvre témoigne d’une indépendance de ton qui d’une certaine manière le rapproche de Cocteau.

 

Vous n’avez pas évoqué Godard. Le générique de la Belle et la bête, écrit au tableau par Cocteau lui-même et certaines interruptions brutales du son ne sont-elles pas du Godard avant la lettre ?

 

Le générique, bien sûr… A la vérité, Cocteau était aimé et respecté par les gens des Cahiers. Ils l’ont vu comme un franc-tireur, et ils aimaient les francs-tireurs. C’est la raison pour laquelle, tout en se livrant à des attaques outrageusement violentes et injustes à l’égard de certains grands classiques comme Julien Duvivier par exemple, ils ont toujours respecté des gens comme Melville, Clément ou Cocteau.


Une question reste posée : Cocteau est-il, aujourd’hui, toujours aussi moderne ? J’enregistre et je lis tout ce qui sort sur lui en ce moment à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, et je suis frappé de voir à quel point il offre encore le flanc aux polémiques. Il y a quelque temps, dans une émission sur France 2, j’ai vu un invité le démolir à boulets rouges. N’oublions pas que la Belle et la bête a été traîné dans la boue à sa sortie, sa présentation à Cannes s’étant d’ailleurs assez mal passée. Aujourd’hui encore, il y a donc des gens pour penser que Cocteau n’est qu’un dilettante. On n’ose plus dire du mal de Guitry ou de Renoir, mais Cocteau, lui, reste une cible. De fait, la réponse s’impose : oui, Cocteau est toujours moderne !


Cela n’a peut-être rien à voir, mais j’ai découvert récemment que c’est Claudine Auger qui joue — sans être mentionnée au générique — le rôle de Minerve dans le Testament d’Orphée. Six ans avant Opération Tonnerre…

 

Il y a donc déjà chez Cocteau une pincée de Bond, un peu des Dracula de la Hammer, et un brin de Fantômas avec le double rôle de Jean Marais

 

Absolument ! Le cinéma de Cocteau s’apparente à tout un cinéma populaire. Le maquilleur Roy Ashton n’a jamais caché combien il devait à la Belle et la bête pour son travail sur le monstre de la Nuit du loup-garou de Terence Fisher — dans mon film, je fais d’ailleurs très consciemment le pont entre Fisher et Cocteau. C’est cet aspect de Cocteau qui l’apparente à mon sens à Gainsbourg, autre touche-à-tout français de génie, lui aussi objet de polémique permanent. Cocteau a une prodigieuse réputation dans les pays anglo-saxons, où l’on voit en lui la figure d’un dandy immense et cultivé. Mais c’est précisément ce qui, en France, continue d’agacer la petite bourgeoisie.


Certains ne veulent pas reconnaître le monument qu’il est, parce qu’il est d’abord une charnière entre le XIXe et le XXe siècle. Mais c’est cette condition de passeur, je le répète, qui lui confère sa modernité. Il avait un grand appétit des choses, une grande curiosité qui le rendent incroyablement sympathique. J’aime cette manière qu’il avait de défendre tel film japonais à Cannes ou telle œuvre de Duvivier. J’aime cette manière dont il intervenait pour dire : "Arrêtez de vous en prendre à ce film ou à cet auteur." Cocteau ne craignait pas de descendre dans l’arène.

 

La Belle et la bête commence avec la ruine d’un grand marchand. Qu’en est-il des questions sociales chez Cocteau ?

 

Il me semble que, dans une large mesure, il les esquive. Quand je me suis penché sur le conte de Madame de Villeneuve, j’ai noté à chaque fois les passages que Cocteau avait laissés en friche. Pour lui, le véritable objet — au sens dramatique et érotique — du film, c’est la Bête. Le marchand ne l’intéresse que parce qu’il nous conduit à la Bête. De la même façon, la personnalité des deux sœurs, les origines de la malédiction du Prince ne retiennent guère son attention. Une réplique en tout et pour tout vient expliquer cette malédiction ("Mes parents ne croyaient pas aux fées ; elles les ont punis."). Cocteau laisse beaucoup de portes ouvertes et je m’y suis engouffré avec ma version. Dans mon film, l’histoire du Prince transformé en bête occupe une bonne part du métrage. J’ai également recentré l’histoire sur Belle, ce personnage qui quitte son statut de petite fille amoureuse de son papa pour celui d’une femme capable d’aimer un homme, quelle que soit son apparence.


Quand j’ai proposé de me lancer dans une nouvelle version de la Belle et la bête, les gens de Pathé m’ont tout de suite dit : "Vous savez que vous allez prendre en pleine tête le film de Cocteau comme un boomerang ?" Ce à quoi j’ai répondu : "Bien sûr, il y aura forcément des gens pour dire que Cocteau, c’était mieux. Mais le film de Cocteau sera toujours mieux que tout !" Il y a assurément des films français pour lesquels un remake est inconcevable. Les Enfants du Paradis, par exemple, est un objet clos, fini, fermé, sans marges. Au contraire, la Belle et la bête est émaillé de marges, de pages blanches, de ratures ; tout un espace est laissé à l’imagination du spectateur, et donc à d’éventuelles variations.


La difficulté, je crois, vient du fait que la version Cocteau et la version Disney (que je n’aime pas) ont imposé des éléments qui ne sont pas dans le conte de Madame de Villeneuve mais qui sont désormais ancrés dans l’inconscient collectif : par exemple, il est établi pour tous que la Belle danse avec la Bête à un moment donné. Avec ma version, j’entends apposer une grille de décodage plus contemporaine, avec des réflexions sur l’écologie ou encore sur les classes sociales, surtout en cette période de crise économique. Une part importante du film est consacrée à la chute sociale du marchand, à l’invasion de sa maison par des huissiers. Le remède à une pareille situation ? L’amour et l’imagination. Des valeurs qui ne coûtent rien et qui ne sont pas imposables !

 

La Bête chez Cocteau n’est pas totalement animale, puisque la caméra s’attarde plusieurs fois sur les jambes très humaines de Jean Marais…

 

Chez moi, c’est une bête jusqu’au bout des pattes. Le conte de Madame de Villeneuve fait ouvertement référence aux textes de la mythologie classique, aux Métamorphoses d’Ovide en particulier, à ces contes où les dieux prennent des formes animales pour séduire parfois les mortelles. On imagine bien que c’est ce qui a dû séduire Cocteau. Maintenant, on peut se demander pourquoi Cocteau préférait dire qu’il avait adapté le conte de Madame Leprince de Beaumont, qui n’est qu’un digest de dix pages, plutôt que le conte original de Madame de Villeneuve. Était-ce par fierté personnelle ? Il est sans doute plus facile de dire : "Je prends dix pages et je m’en inspire" que : "Je prends deux cents pages et je les adapte".


Toujours est-il que la Belle et la bête se déroule à mi-chemin entre deux mondes. Un monde inférieur et trivial et un monde supérieur vers lequel le Prince emmène Belle à la fin du film de Cocteau. Cette zone intermédiaire n’est autre que le monde des poètes, Cocteau s’affirmant plus que jamais comme un passeur entre les hommes et les dieux. Mais peut-être est-ce aussi l’essence du travail d’un réalisateur de films.


Je n’ai jamais oublié à quel point, enfant, j’ai eu peur en voyant la Bête avec les mains qui fument ; ce n’est que plus tard que j’ai compris qu’elles fumaient parce qu’elles étaient couvertes du sang des animaux qu’elle était obligée de chasser pour se nourrir. La Belle et la bête est rempli de ce genre d’images qui nous permettent de plonger dans l’inconscient avec les yeux ouverts.

 

Propos recueillis par FAL

 

Le Blu-ray de la Belle et la bête, version restaurée et remastérisée, vient de sortir chez M6.

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