La Maison Dulac - entretien avec la productrice et distributrice indépendante Sophie Dulac

Entretien avec Sophie Dulac, productrice et distributrice indépendante, et coproductrice, entre autres, de nombreux films israéliens.

 

Il y a un certain temps que nous voulions rencontrer Sophie Dulac, productrice et distributrice de films, pour lui demander si la notion de producteur indépendant avait encore un sens aujourd’hui, quand nous voyons défiler au générique de la plupart des films, même modestes, les noms d’une bonne douzaine de coproducteurs.


Mais le hasard qui, nous le savons, n’est jamais tout à fait fortuit, a fait que l’entretien qui suit a eu lieu juste après la sortie du film israélien Room 514, qu’elle a distribué, et alors même que, depuis quelques semaines, des échanges verbaux plutôt vifs — parfois même un peu trop vifs — sur le conflit israélo-palestinien ponctuent les pages de notre Salon littéraire. Il nous plaît donc d’envisager cet entretien comme une contribution modeste, mais sereine, à ces échanges, d’autant plus sereine que, on le verra, Sophie Dulac ne coproduit pas uniquement des films israéliens (le Chili aussi fait partie de son répertoire) et a, de toute façon, une prédilection pour les films israéliens dans lesquels le « conflit » n’apparaît qu’au second plan.


Peut-être pourrait-on avancer que ce conflit est toujours à la fois au premier et au second plan. Il faut voir Room 514, huis clos tourné en quatre jours et dans à peine plus de mètres carrés par la réalisatrice Sharon Bar-Ziv. Une future avocate, jeune recrue de l’armée israélienne, est chargée d’interroger un jeune officier accusé par un de ses soldats d’avoir malmené plus que de raison un vieux Palestinien lors d’un contrôle d’identité. Mauvais traitement physique et mauvais traitement moral, puisque la scène a eu lieu sous les yeux du propre fils du Palestinien. L’accusé commence par nier. Puis, d’un geste agacé, il est prêt à reconnaître qu’il a pu y aller un peu fort, mais diable, à la guerre comme à la guerre. Puis il finit par craquer. Mais paradoxalement, c’est en s’inclinant ainsi qu’il se relève, puisque son interrogatrice lui aura permis de retrouver la part d’humanité, au sens le plus large du terme, qui était encore en lui. Happy end ? Non, car on ne saurait malheureusement dire la même chose pour tous les membres de l’armée.

            

Il faut voir aussi Décryptage, documentaire produit en 2003 par Sophie Dulac sur la manière dont les médias français rendent compte du conflit israélo-palestinien. Le film ne nous dira pas qui sont les bons et qui sont les méchants. Simplement, tout en reconnaissant et en soulignant lui-même le malheur et la misère des Palestiniens, il voudrait faire comprendre que le système qui consiste à imputer ce malheur et cette misère aux seuls Israéliens n’est peut-être pas le meilleur moyen de faire avancer les choses. Un exemple parmi tant d’autres de ce système : le mensonge par omission. Lorsque se déclenche la seconde intifada, toute la presse française s’accorde à dire et à répéter que la cause de cette intifada est la provocation constituée par la venue de l’inconscient (?) Ariel Sharon sur l’Esplanade des Mosquées. Aucune chaîne de télévision ne passe le document que Décryptage nous révèle : le discours, devant des milliers de personnes, quelques jours plus tard, d’un dirigeant palestinien hurlant que ce n’est pas la visite de Sharon qui a déclenché l’intifada, pour la bonne raison que celle-ci se préparait depuis plusieurs mois…

            

Il faut voir Décryptage, parce que nombre d’intervenants, sans s’être consultés, rapprochent le conflit israélo-palestinien de la guerre d’Algérie et parce qu’ils citent spontanément Camus, dont on parle tant cette année. L’un d’eux rappelle fort justement la distinction établie par celui-ci entre drame et tragédie. Il y a drame quand on peut d’emblée identifier les bons et les méchants. Antigone est une tragédie parce qu’Antigone a raison, mais Créon n’a pas tout à fait tort.


Le conflit israélo-palestinien est une tragédie, tout simplement parce qu’il est plus complexe que certains voudraient nous le faire croire.

            

Au-delà de ce conflit, Décryptage est une réflexion sur la déontologie du journaliste. Car, malheureusement, de manière générale, le journaliste français ne fait guère dans la dentelle et préfère souvent avoir tort avec Sartre plutôt que d’avoir raison avec Aron.     

 

On connaît surtout votre nom à cause du carton « Sophie Dulac Distribution » qui ouvre, comme il se doit, tous les films que vous distribuez, mais vous êtes aussi productrice…

 

J’ai commencé à produire des films en 1998 ; j’ai acheté des salles en 2001 ; et j’ai créé ma société de distribution en 2003. Dans le domaine de la production, j’ai une préférence pour les coproductions. Produire un film est une opération qui demande de l’argent, de l’énergie et du temps, et je ne trouve pas tant de sujets qui me bouleversent au point que je veuille leur consacrer deux années de ma vie. Avec une coproduction, les risques sont moins grands et les choses vont plus vite. Et, presque toujours, coproduction signifie aussi pour moi distribution. Ç’a été le cas, par exemple, pour la Visite de la fanfare et Hannah Arendt.

 

Le fait que vous co-produisiez ne vous empêche pas de vous considérer comme une productrice indépendante…

 

Je suis totalement indépendante. Être indépendant, quand on est producteur ou distributeur, cela veut dire ne pas être affilié à un groupe, ne pas dépendre de chaînes de télévision comme TF1. Certes, une coproduction avec l’étranger exige des contrats et des négociations interminables — j’ai avec moi pour régler cela quelqu’un dont c’est le métier — et il peut arriver qu’on finisse par ne pas s’entendre. Mais à l’origine, sur un projet, il y a toujours un véritable accord. Si je ne m’étais pas entendue au départ avec Antoine de Clermont-Tonnerre et HeimatFilm, je n’aurais jamais fait Hannah Arendt. Et le film est en tout point conforme à ce que j’attendais.

 

Comment expliquez-vous, à propos des coproductions, le paradoxe signalé par le comédien Jean Sorel ? Elles étaient très nombreuses dans les années soixante-dix ; des comédiens français passaient une grande partie de leur temps à tourner dans des films italiens, et vice-versa. Et curieusement, depuis que l’Europe est devenue une entité officielle, ces échanges n’existent plus.

 

La France dispose d’un système d’aide au cinéma qui n’existe nulle part ailleurs. Il y a un CNC en Italie, mais qui ne sert à rien, et les chaînes de télévision italiennes ne produisent pas de films. Les réalisateurs italiens ne trouvent plus les moyens de produire leurs films en Italie. La situation est un peu meilleure en Espagne, parce que le cinéma espagnol est « émergent », et l’on coproduit finalement plus avec l’Espagne qu’avec l’Italie. Il n’existe pas de cinéma anglais.


Le revers de la médaille du système français, c’est qu’on produit en France beaucoup trop : de nombreux films ne trouvent pas de salles pour les accueillir. En ce qui me concerne, je suis un producteur-distributeur qui fait les films qu’il a envie de faire, et si je puis les faire en coproduction avec l’Allemagne ou avec l’Espagne ou avec la Belgique, tant mieux !

 

On présente aujourd’hui comme de grands succès des films qui « font » 150000 entrées en France, alors que, dans les années soixante, de nombreux films attiraient un million de spectateurs en une seule semaine…

 

Les chiffres doivent être analysés en fonction de certains paramètres. 150000 entrées Paris pour un film d’auteur pointu, avec cinq copies, c’est extraordinaire ! Le même chiffre pour un film distribué avec cent cinquante copies France, c’est une catastrophe absolue. Six cents films sortent chaque année sur les écrans français, dont deux cent cinquante films français. S’est donc installée une course à l’audience. Si, dimanche, un film sorti mercredi n’a pas fait plus de huit cents entrées, MK2, par exemple, ne lui accordera pas une semaine de plus.

            

L’époque a changé. Le marché actuel permet de conserver deux cents millions de spectateurs par an, mais la moitié de ce marché est occupée par un Intouchables et ses vingt millions d’entrées ou un Gravity qui va faire trois millions d’entrée, au détriment de petits films qui auraient mérité une exposition plus importante.

 

Vous décrivez cette situation injuste avec une sérénité, sinon avec une résignation, surprenante.

 

Je suis obligée d’accepter la situation, même si je ne la comprends pas. Je ne comprends pas les vingt millions d’entrées d’Intouchables ou les vingt millions d’entrées de Bienvenue chez les Ch’tis. J’ai vu ces Ch’tis à la télévision, parce qu’il ne faut pas mourir idiot. Le succès d’un tel film est parfaitement incompréhensible, ridicule. Disons, pour être gentil, qu’il aurait mérité un ou deux millions d’entrées. Vingt millions d’entrée, c’est une preuve de la médiocrité qui règne dans notre société actuelle. Les gens ont besoin de médiocrité pour se sentir bien. Où sont passés, à la télévision, les Bernard Pivot, les Pierre Tchernia, les Dossiers de l’écran ? Il y a désormais toute une génération qui n’aura connu que la télé-réalité, l’Ile de la tentation, Secret Story ou Danse avec les stars. Des programmes consternants qui tirent les gens vers le bas.

            

Je suis sans doute d’une nature un peu élitiste et j’essaie de faire des films comme Hannah Arendt. Et je suis immensément surprise et très contente quand il attire plus de 500000 spectateurs. Antoine de Clermont-Tonnerre pensait qu’on ferait cinquante mille. Je lui avais dit : « Non, on fera cent mille ! »

 

Comment avez-vous été amenée à coproduire des films israéliens ?

 

Ronnit Elkabetz, qui est une fille adorable et que ma famille connaît depuis longtemps, est venue un jour me « vendre » le scénario de la Visite de la fanfare, qui n’arrivait pas à trouver la totalité de son financement en Israël. J’ai lu ce scénario, et n’y ai rien trouvé — car, dans ce film, tout se passe sur l’écran. Même perplexité chez mon associé, Michel Zana. Je lui ai donc dit : « Puisqu’ils ont commencé à tourner, attendons de voir des images. » Et quand les images sont arrivées, je n’ai pas été longue à réagir. Au bout de trois minutes, je me suis écriée : « Si tout est comme cela, on y va tout de suite ! » Après cela, j’ai coproduit Prendre femme, interprété et coréalisé par Ronnit Elkabetz, et un certain nombre d’autres films, une convention cinématographique entre la France et Israël signée en 2002 ayant contribué à faciliter les échanges.

            

Il y a eu vers 2005 dans le cinéma israélien une qualité exceptionnelle qui a un peu baissé depuis. Les cinéastes israéliens ont voulu traiter d’autre chose que du conflit israélo-palestinien. Bien sûr, il y a eu des films comme Lebanon, mais la Fanfare était un film qui voulait être drôle et qui témoignait de ce désir nouveau des Israéliens de parler de leur société.

            

Sans doute aurais-je dû vous dire plus tôt que j’avais produit en 2003 Décryptage, un documentaire sur, non pas le conflit israélo-palestinien, mais sur la manière dont en rendent compte les médias français. Nous sommes allés en Israël, nous avons interviewé des tas de gens. Et Israël est un pays que j’adore parce qu’on y avance, quoi qu’il arrive. Imaginez-vous que, dans un pays aussi minuscule, il y a dix-sept écoles de cinéma ? Entre sécurité et liberté, l’État d’Israël a plutôt choisi — si tant est qu’il ait eu le choix — la sécurité. Mais le cinéma, c’est la liberté ; c’est la possibilité de critiquer la société. De traiter de sujets tels que la prostitution, l’homosexualité, la corruption… Le conflit israélo-palestinien n’est plus au premier plan. Quand on m’a proposé Lebanon, qui est, je le reconnais volontiers, un très beau film, je n’ai pas suivi, et j’ai eu raison, parce qu’il n’a pas fait un fauteuil. En tant que distributrice, je dois me demander face à un film : qu’est-ce qui va donner au public l’envie de voir ce film plutôt que les douze ou quinze autres qui sortent cette semaine ? Et de payer pour le voir ? Lebanon : Lion d’Or à Venise… et zéro pointé en salles. J’avais senti que le public n’en voudrait pas. S’il m’arrive de me tromper ? Bien sûr ! J’ai par exemple refusé le film d’Eytan Fox Tu marcheras sur l’eau, qui ne m’avait du tout bouleversée… et qui a très bien marché. Inversement, Room 514, qui est un film incroyable, n’a pas « trouvé son public » — même si nous allons rentrer dans nos fonds, puisqu’il aura attiré 5000 spectateurs, quand la barre était à 2500. L’important pour moi, c’est qu’un film me parle. L’important pour moi, c’est de tout mettre en œuvre pour faire partager au public l’émotion que j’ai pu éprouver.

 

Le cinéma israélien a-t-il du succès en Israël même ? N’a-t-il jamais d’ennuis avec la censure (l’image de l’armée qui apparaît dans Infiltration ou dans Room 514 n’est pas vraiment flatteuse) ?

 

Israël est, répétons-le, un tout petit pays. Un grand succès en Israël, c’est deux cent cinquante mille entrées. En outre, les Israéliens ont sans doute un peu de mal à accepter l’autocritique qui caractérise nombre de films. Mais il n’y a pas de censure en Israël, seul pays démocratique du Moyen Orient. Les producteurs israéliens produisent d’ailleurs beaucoup de films d’Arabes israéliens et aimeraient bien produire des films d’Arabes palestiniens, mais les réalisateurs palestiniens ne veulent pas manger de ce pain-là parce qu’ils craignent d’être mal vus par les leurs.

            

Vu d’ici, c’est très compliqué. Mais quand on arrive en Israël, on n’a pas du tout l’impression d’être dans un pays en guerre. Je ne saurais nier qu’à Jérusalem plane constamment une espèce de tension, mais rien de tel à Tel-Aviv. On voit des gens qui avancent, et qui avancent. Alors, la censure ? Non, les Israéliens sont suffisamment censurés partout dans le monde pour ne pas éprouver eux-mêmes le besoin de censurer quoi que ce soit.

 

Peut-on dire que des films tels que la Visite de la fanfare font peut-être plus pour la paix que tel ou tel sommet international ou qu’une conférence à l’ONU ?

 

C’est un point de vue. Mais, franchement, ce n’est pas là qu’est, à mon avis, la vocation du cinéma. Le cinéma est d’abord un spectacle, dont la fonction ne consiste pas à délivrer des « messages » — même si certains ne veulent voir dans le cinéma qu’un support. Quand la Visite de la fanfare est sortie en France, je suis allée le présenter à Marseille, dans le cadre d’un festival de femmes, si ma mémoire est bonne. Je me suis très vite fait agresser verbalement par une dizaine de personnes qui m’expliquaient que ce qu’elles venaient de voir était bien joli, mais que c’était l’arbre qui cachait la forêt. Je leur ai répondu qu’un film reste un film. Et que, pour moi, la Fanfare est un film émouvant, bien interprété, drôle. Dans Hannah Arendt, ce qui m’a intéressé, c’était le personnage d’Hannah Arendt. Je ne vois pas ce film comme un film sur le procès Eichmann ou sur la Shoah. Cela dit, si certains veulent voir, en filigrane, un message dans de tels films, tant mieux.

 

Il doit bien y avoir une espèce de message dans des films tels que Prendre femme ou les Voisins de Dieu, puisqu’ils ne relèvent pas de la franche rigolade et qu’ils sont même souvent sinistres…

 

Peut-être, mais ils ne me donnent pas pour autant envie de me jeter par la fenêtre. La grande force du cinéma, c’est la subjectivité. Nous ne voyons pas tous le même film. Prendre femme n’est effectivement pas d’une folle gaieté, mais ce n’est pas un film qui m’a choquée. Vous pouvez trouver ce film sinistre, c’est votre droit le plus absolu. Mais d’autres en retiendront plutôt les moments drôles. C’est ce qui fait que les débats autour d’un film sont souvent passionnants.


Propos recueillis par FAL 

 


Remerciements à Annie & Gabriel SOUSSAN et à Claire SOREL.

 

Décryptage, un film de Jacques TARNERO et Philippe BENSOUSSAN : dvd édité chez WildSide, coll. Docs.  


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2 commentaires

Un film vu par 5000 personnes faisant plus pour la paix qu'un congrès de l'ONU...

anonymous

Très beau catalogue et vrai travail de fonds loin de l'abrutissement du cinéma spectacle