Le Cercle vicieux des poètes disparus

Robin Williams, disparu il y a un mois, avait définitivement conquis le public en interprétant le héros du film de Peter Weir le Cercle des poètes disparus, mais le succès de ce film résulte dans une certaine mesure d’un malentendu, sinon d’un contresens.


La mort de Robin Williams cet été a eu pour effet immédiat de propulser dans les meilleures ventes d’Amazon le dvd du Cercle des poètes disparus. Hommage rendu par les actuels quadragénaires à un film qui les avait bouleversés quand ils avaient quinze ans en leur proposant l’image de l’enseignant idéal qu’ils n’avaient jamais eu et qu’ils n’auraient jamais. Modèle parfait, si parfait qu’un critique de cinéma britannique écrivait il y a une quinzaine de jours qu’il faudrait obliger tous les professeurs débutants à voir et à étudier ce Cercle avant qu’ils ne descendent eux-mêmes dans l’arène.


Nous voudrions ici modérer ces ardeurs. On a en effet tendance à confondre deux choses, le film lui-même, qui propose une réflexion intéressante sur l’enseignement, et son protagoniste, qui n’est peut-être pas aussi recommandable qu’on veut bien le croire et le dire. Passons sur le côté a priori invraisemblable de la situation : nous ne saurons jamais — le fait qu’il puisse éventuellement s’agir d’un simple remplacement ne saurait tout expliquer — comment l’école privée extrêmement conservatrice qui sert de décor à l’histoire a pu engager un « original » tel que le professeur de Lettres incarné par Robin Williams. Hitchcock nous dirait que, sans cette invraisemblance de base, il n’y aurait pas d’histoire…


Ce professeur a, reconnaissons-le, une qualité majeure, la qualité qui malheureusement manque à un certain nombre de ses collègues, et dans le film et dans la réalité : il n’est pas là pour imposer un cadre, il est là pour révéler des cadres, des points de vue différents (d’où cette manie de faire monter ses élèves sur les tables, que certains d’entre eux reprendront spontanément pour saluer son départ dans un assez joli finale). En un mot, il est professeur d’insoumission. Une telle formule est sans doute contradictoire, mais n’y a-t-il pas dans cette contradiction ce qui fait tout le sel du lien éducatif ? Comme le disait un jour un vénérable professeur de médecine, suivre ses maîtres, c’est se démarquer d’eux.


Les bonnes intentions de notre héros ne sont donc pas en cause. Mais il convient de voir comment, pratiquement, il s’y prend. Et c’est là que la machine s’enraye. Nous voulons bien admettre qu’il y a dans ce film un certain nombre de références littéraires anglo-saxonnes qui passent au-dessus de la tête des Gaulois que nous sommes, mais le principe d’insoumission défendu par le personnage de Robin Williams consiste la plupart du temps à passer à côté du sujet. L’introduction d’un livre sur la poésie ne lui convient pas ?  Il fait déchirer les pages correspondantes par ses élèves. Il est professeur de Lettres ? Qu’à cela ne tienne. Son « message », il va le faire passer en faisant jouer ses élèves au football dans la cour sur un fond de musique classique. On voudra bien admettre que, ce faisant, il trahit sa mission. Et, tout simplement, qu’il oublie l’essence de son métier : pourquoi avoir recours à toute cette quincaillerie extérieure, quand la littérature est précisément l’instrument rêvé pour voir le monde sous un autre angle ? Le professeur Robin Williams rejoint tristement ici de facto le professeur Francis Huster dans le film de Lelouch Si c’était à refaire, présenté comme un prof génial parce qu’il consacre cinquante-cinq minutes de son cours à parler avec ses élèves du dernier match de foot, et les cinq minutes qui restent à corriger la dissertation officiellement au programme…  C’est vrai, représenter sur un écran l’acte d’enseigner est probablement l’une des choses les plus difficiles qui soient. Pour montrer au cinéma le travail véritable d’un professeur de Lettres, il faudrait avoir le courage de montrer dans le détail une véritable explication de texte, un vrai cours, sinon pendant une heure, au moins pendant une quinzaine de minutes. A notre connaissance, le seul film qui ait eu à ce jour l’audace de traiter le sujet est celui qui se nomme paradoxalement l’Esquive. L’explication d’une scène de Marivaux par une enseignante qui essaie de la faire interpréter par ses élèves est un moment de cinéma où, pour une fois, les enseignants peuvent se reconnaître sur l’écran.


A cette lacune du scénario — ou du héros lui-même ? — s’ajoute quelque chose de peut-être plus grave encore. Une irresponsabilité du personnage, un manque de jugement d’autant plus regrettable qu’il entend, répétons-le, enseigner l’art et la manière d’adopter des points de vue différents. Bien sûr, il a raison d’encourager son élève passionné de théâtre à faire du théâtre. Mais mesure-t-il bien le danger qu’il fait courir à celui-ci quand, derrière celui-ci, il y a un père et probablement toute une famille qui considèrent le métier de saltimbanque comme une tentation émanant directement de Satan ? Bien sûr, le scénario se couvre et le couvre, puisqu’il ne manque pas de demander au jeune homme s’il a mis son père au courant de son projet. Mais il commet une faute psychologique grave quand il ne voit pas, quand il ne sent pas que le oui de cet élève n’est qu’un doux mensonge. Ce professeur de Lettres ne sait pas, au moins en l’occurrence, lire entre les lignes.


L’administration qui le vire en l’accusant indirectement d’être indirectement responsable du suicide de l’élève n’a donc pas tout à fait tort. Notre homme n’a pas compris — mais c’est probablement l’une des raisons pour lesquelles le public français l’a trouvé si sympathique — que les vraies révolutions passent par les réformes, et non par ces Nuits du 4 août qui, la plupart du temps, ne sont que le prélude à la création de privilèges tout à fait semblables aux privilèges précédents. Notre homme ne veut pas comprendre, parce que, comme tout un chacun, il voudrait avoir et voir tout tout de suite, que, si l’enseignement est et doit être une bombe, cette bombe doit être une bombe à retardement.

Quadrature du cercle, bien sûr, puisque les mêmes propos n’auront pas les mêmes effets selon les auditoires. Nous nous souvenons encore d’une classe de khâgne refusant d’admettre deux heures durant que Manon pût être — comme le suggéraient maints commentateurs — la figure même du Diable dans une page de Manon Lescaut cependant que, quelques jours plus tard, une autre classe de khâgne arrivait spontanément à cette conclusion au bout de deux minutes. Rien à faire : dans tous les cas l’enseignement ne saurait échapper à la maïeutique socratique. L’enseignant doit se garder d’allumer lui-même la mèche, car il risquerait d’entraîner un certain nombre de dommages collatéraux qu’il serait le premier à regretter. Mais son devoir est de faire comprendre à ses élèves que ces grands volcans éteints que sont les textes classiques peuvent, s’ils le souhaitent et uniquement s’ils le souhaitent, reprendre du jour au lendemain leur activité.


FAL 

Sur le même thème

1 commentaire

Voir aussi le film Nous Princesses de Clèves de Régis Sauder, qui n'est pas une fiction mais un documentaire tourné au Lycée Diderot à Marseille (2011)