Jerry Lewis et Dean Martin, une histoire d'amour ?

JERRY TARTUFFE Parmi les films les plus célèbres de Jerry Lewis réalisateur, il y a eu une version de Dr Jekyll et Mr Hyde. Mais on n’imaginait pas que le vrai Jerry avait lui aussi deux visages. 

Lorsque Joe Dante entraîne à Paris les héros de son film les Looney Tunes passent à l’action, il ne se contente pas d’utiliser la Tour Eiffel comme décor. Il ajoute, en bas de celle-ci, une affiche du film de Jerry Lewis Ya ya mon général ! Clin d’œil destiné au public américain, qui n’a jamais compris comment ce pitre pouvait jouir d’un tel prestige auprès des cinéphiles français. De la même manière, il y a une vingtaine d’années, Stephen King, dénonçant au cours d’une interview l’importance excessive accordée à un récent événement qu’il jugeait sans intérêt, déclarait que c’était à ses yeux le plus bel exemple d’overrating après le succès de Jerry Lewis en France.

Sans doute les jeunes gens âgés aujourd’hui d’une vingtaine d’années ont-ils du mal à imaginer les élans d’enthousiasme que Lewis pouvait susciter il y a trente ans lorsqu’il se produisait à l’Olympia. La fin de sa carrière, plutôt lamentable — les dernières lignes de sa filmographie d’acteur incluent par exemple le chef-d’œuvre de Philippe Clair Par où t’es rentré, on t’a pas vu sortir —, a contribué à le faire tomber quelque peu dans l’oubli. Mais dans les années soixante-dix, la télévision n’hésitait pas à lui consacrer une après-midi entière, telle organisation caritative française l’engageait pour animer un téléthon, et lui ne manquait pas de dire à quel point il était heureux d’être si bien compris par la France quand il était si mal compris dans son propre pays. Il avait même ouvert à Paris un cinéma « Jerry Lewis » qui devait être le premier d’une chaîne dont la programmation serait exclusivement « jeunesse et famille ».

Son récit autobiographique Dean et moi — Une Histoire d’amour ne traite, comme l’indique son titre, que des années pendant lesquelles il forma avec Dean Martin un tandem célèbre, mais, si courte qu’ait pu être cette période (un peu moins d’une décennie), elle fut glorieuse — le duo Martin & Lewis était aussi célèbre que le duo Laurel & Hardy — et son évocation suffit à mieux nous faire comprendre pourquoi l’enthousiasme des Français pour Jerry n’avait d’égal que le dédain de ses propres compatriotes à son égard.

Officiellement, nous avons affaire à une variation sur le thème « Eurydice, reviens-moi ». Cinquante ans plus tard, non, Jerry ne comprend toujours pas pourquoi, alors qu’ils s’entendaient si bien et qu’ils étaient si indissociables, Dean et lui ont un jour décidé de se séparer. En fait, il feint de ne pas comprendre, puisque, au terme d’une laborieuse introspection étalée sur plus de deux cents pages, il parvient exactement à l’explication qui avait été donnée de leur « divorce » dès la fin des années soixante par plusieurs critiques cinématographiques : Dean était le clown blanc, Jerry était l’auguste. Autrement dit, Jerry semblait être l’imbécile des deux. Mais, dans la réalité, la situation était vite devenue parfaitement intenable pour Dean Martin, dans la mesure où Jerry Lewis était la tête pensante du tandem, celui qui concevait et écrivait les sketches, celui qui ne se contentait pas de jouer, mais qui se penchait aussi sur les aspects techniques du cinéma. Martin allait poursuivre une assez brillante carrière après leur séparation, mais toujours en tant que chanteur et comédien, tandis que Lewis allait immédiatement passer à la réalisation, et souvent se montrer digne héritier de son maître Frank Tashlin dans sa manière de repenser la narration cinématographique traditionnelle.

Intro-rétrospection, répétons-le, juste sans doute, mais sans grand intérêt, puisqu’elle ne peut s’adresser qu’à des aficionados qui connaissent déjà tout cela par cœur. En revanche, Dean et moi contient sur la vie même de Lewis un certain nombre d’éléments qui ne manquent pas de surprendre. Longtemps on avait cru que Jerry était un naïf, un pur. Que le dissipé des deux, l’amateur de whisky et de femmes, c’était Dean Martin. Or il appert que Lewis n’avait rien à envier à son camarade. Certes, il a, dans un chapitre de son livre, le mérite de dire les choses très clairement : il défie qui que ce soit de prouver qu’on pouvait se produire il y a cinquante ans dans un cabaret américain sans faire ami-ami avec la mafia. Il fallait même parfois, pour régler certaines questions « administratives », appeler directement tel ou tel capo. On veut bien le croire sur parole. Mais on a du mal à accepter rétrospectivement cette image de garçon sage (pour ne pas dire d’enfant attardé), d’époux fidèle et de bon père de famille qu’il affichait en toute occasion quand, dans les coulisses, il avait les fréquentations qu’il avait et était prêt à sauter sur n’importe quel jupon. En un mot, Jerry Lewis apparaît dans Dean et moi comme un disciple de John Kennedy.

Et c’est sans doute là qu’il convient de trouver l’origine du mépris dans lequel les Américains ont toujours tenu ce pseudo-grand enfant. On accepte beaucoup de choses outre-Atlantique, mais on n’accepte pas l’hypocrisie. Certains présidents sont même « tombés » pour cela. En France, au contraire, où le cynisme n’est pas loin de passer pour une qualité, on avait gentiment étouffé l’affaire quand, dit-on, le gentil Jerry, après quatre jours passés à Paris pour un téléthon, avait laissé derrière lui une ardoise de 400.000 francs dans l’hôtel où on l’avait logé. Visiblement, il ne s’était pas contenté de vider le mini-bar et avait donné une acception très large à l’expression room service. Sans doute avait-il souhaité réaliser dans la réalité un remake flamboyant de son premier film en tant que réalisateur, The Bellboy. En français, le Dingue du palace.

FAL 

Jerry Lewis et James Kaplan, Dean et moi, une histoire d'amour, traduit de l'anglais (USA) par Yves Sarda, Flammarion, "Pop culture", 332 pages, mars 2006, 19,90 euros

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