Retour sur une adaptation : "Drive". De la page à l'écran : une affaire d'auteurs.

Adapté du roman de James Sallis, Drive, au cinéma, a incontestablement marqué. Plus d'un an après un prix de la mise en scène au festival de Cannes, on en parle encore, c'est dire. Il suffit pour s'en convaincre de sillonner la toile. Fait assez rare pour être noté, on y verra que le sujet met à peu près d'accord le grand public et la cinéphilie. Si certains le rangent d'ores et déjà dans la catégorie des films cultes, d'autres s'obstinent à observer l'objet, comme à l'affût d'une nature cachée. C'est qu'à vue de nez, la chose n'a guère plus d'intérêt qu'une quelconque série B tirée du même tonneau, avec son lot de mafieux, de veuves et d'orphelins, voire de cow-boys tant qu'on y est (remplacez la Chevrolet par un cheval, et on y est en effet). Si le film captive, fascine même, c'est qu'il met au service du sacro-saint "scénario" une mécanique, une construction narrative tracée au cordeau, qui puise ses ressources dans le langage cinématographique lui-même, au point d'en faire son véritable sujet.

L'histoire tient en quelques lignes. Un homme conduit, le jour sur des plateaux de cinéma, la nuit pour des malfrats. Sa vie est rodée, huilée, réglée en régime stable, plutôt au ralenti, calée sur le rythme millimétré des pistons des voitures qu'il conduit. Le driver se lie d'amitié avec sa voisine de palier qui vit seule avec son fils. A sa sortie de prison, le conjoint de la jeune femme est malmené par d'anciens codétenus auxquels il aurait emprunté de l'argent. Pour rembourser, il doit participer à un casse. Le driver décide de l'aider. Le casse tourne au désastre, le conjoint est abattu et notre héros, propulsé au cœur d'un complot piloté par un parrain local, entre en guerre. 

Le roman de James Sallis, plus complexe, plus riche, surtout différent, est ici réduit à sa plus simple expression et c'est d'un scénario minimaliste, assez banal même, dont s'empare le réalisateur. Les ressorts dramatiques se déploieront davantage à partir des interactions entre personnages. Drive, en définitive, est de ces films "nucléaires", où la dramaturgie surgit du néant dès lors que des chemins, comme des orbites, s'entrecroisent et que des personnages subitement s'entrechoquent. Chez Eric Rohmer, ces collisions provoquent la rencontre, autorisent l'échange, parfois la relation. Chez Nicolas Winding Refn, comme chez Eastwood et son Unforgiven, pour ne prendre que cet exemple, elles déclenchent une réaction en chaîne ― l'action tant attendue ― qui ne s'épuisera que dans la destruction et l'auto destruction des corps gavés d'énergie. 

Le réacteur de cette centrale, c'est ce personnage sans histoire, sans passé, sans nom, qu'incarne Ryan Gosling. Le driver est une coquille vide, aussi vide et sans expression que  le masque de silicone qu'il enfile pour faire la doublure sur les plateaux de cinéma. Un personnage que l'auteur va faire exister progressivement, par petites touches, puis par "à coups", par pulsions, pour finalement le révéler exclusivement par ses actes. Les regards seront sa raison d'être, donc d'agir. Le spectateur ― son œil, surtout ― devient ainsi moteur de l'action. Moteur, action. Le personnage ne se met en scène, ne prend vie et âme que si l'attention d'un public lui est promise. Public dans la salle, public aussi dans le film, représenté par cette voisine et son petit garçon fasciné par un possible père de substitution. La femme et l'enfant animent le personnage, décèlent et provoquent en lui "quelque chose" ("There's something inside you" martèle en boucle la chanson de Kavinsky en fond sonore). Finalement, malgré eux, juste parce qu'ils existent et le regardent, ils le pousseront à agir jusqu'à l'extrême, jusqu'à la destruction. Sous leurs yeux, par leurs yeux, de coquille vide, le driver deviendra personnage, celui d'un homme qui vit, aime, sourit, avant de s'élever au statut de sauveur, de justicier, donc de héros, et finalement échouer, se vautrer et se complaire dans une barbarie sans nom qui le mènera à sa perte. 







 









En se donnant l'air de le porter aux nues, Drive tend à s'émanciper du scénario, traité ici comme accessoire, et de ses dialogues associés. Au large le "blabla", les états d'âmes, les monologues exprimant, expliquant, justifiant la psychologie de tel ou tel personnage. Les regards suffisent, les regards parlent. Ceux des protagonistes, bien sûr. Celui aussi de la caméra de Winding Refn, caméra pudique, tout en respect, en retenue, à "bonne distance" durant la première moitié du film. Première moitié où l'on dirait l'action, la vie, Los Angeles, le monde entier en suspens, ou à plat. Une autre réalité surgit plus tard, en charnière, et impose sa violence. Notre héros, justicier dont on attend le passage à l'acte, la ré-action, bascule. Dès lors, la machine est lancée, rien ne pourra plus l'arrêter. Le réacteur s'emballe et nous entraîne avec lui. Nicolas Winding Refn écarte toute romance, nous "balance" l'action attendue en pleine face et l'ange, le sauveur tant espéré, se transforme en démon. Sa violence est tout sauf esthétisée. Elle est montrée à l'état brut, en gros plan, imprimée, enregistrée au plus près afin de rendre, de restituer ce qu'elle est. Plus de retenue, plus de distance, plus de musique. Quand un pied défonce une boîte crânienne, c'est le bruit des os craquant sous la semelle qui gicle comme le sang par les enceintes. Idem lorsqu'une décharge de fusil à pompe atteint un homme en plein torse ou qu'une fourchette s'enfonce dans un œil. L'auteur expose sans ménagement ce que l'on attend : la violence, laide, sonore, bruyante, écoeurante, salissante, effrayante. La fiction vient au contact de la réalité. Et, dans l'action, ce n'est plus le personnage qui se débat, encore moins le héros qui s'impose, c'est l'homme qui perd pied, et ce lien si mince avec l'humanité.

De regards en partis pris cinématographiques, Drive se présente surtout comme un jeu d'influences avec le spectateur, avec ses références, ces codes acquis d'expérience au contact quasi permanent de l'image, d'un certain cinéma, entre autres médias, qui nous sert en définitive à peu près toujours la même soupe. Pas de place, ou si peu, à l'expression d'auteur dans la production contemporaine. Production qui surfe depuis des décennies sur la même vague, celle d'un public si habitué, si acclimaté, qu'il anticipe désormais l'action à venir ―  parfois même un film entier ―, action promise et offerte en effet, comme pour combler à l'infini une supposée attente qui demeura insatisfaite tant l'éphémère, le consommable, le dupliqué, le remplaçable, entretient le manque. 

En s'appuyant sur le montage et une mise en scène qui cumule les effets de suggestion, l'auteur se joue de ces conventions. Il utilise "l'éducation" du spectateur pour l'apprivoiser et l'entraîner ailleurs, de préférence là où il ne souhaite pas aller. Le film s'ouvre sur cette idée : en prévision d'un coup, le personnage passe en revue deux ou trois bolides typés "courses", de quoi lancer l'action à vitesse grand "V", et choisit finalement la voiture de monsieur tout le monde, un véhicule banal, gris, sans attrait, passe partout. D'emblée, le ton est donné : l'adrénaline promise par le titre tardera à monter. Une autre séquence marque même une volonté de ralentir, de poser, voire d'anéantir l'action : le driver (et le spectateur avec lui) attend au volant de sa Chevrolet Impala, près à démarrer sur les chapeaux de roues, et lorsque la course poursuite démarre enfin, c'est pour s'arrêter aussitôt. Le régime moteur redescend aussi vite qu'il est monté, Gosling range la voiture le long d'un trottoir et éteint les phares, plongeant l'écran et la salle dans l'obscurité, comme si, sur le plateau, on avait éteint les projecteurs. Moteur, action… coupez, il n'y a plus rien à voir.

Le film est tout entier construit autour de ce point de friction "attente du spectateur / volonté du cinéaste de jouer sur la suggestion et la durée". L'action est posée, prolongée, elle dure, lente, presque à l'arrêt, tout en contemplation dans la première moitié. Un événement la lance, la relance, l'accélère, l'entraîne sur une pente plus conventionnelle, puis elle se re-pose.  Winding Refn dose la pression sur l'accélérateur avant d'emballer la mécanique. Un détonateur (ce casse qui tourne au fiasco et provoque la mort du père) déclenchera bientôt cette fameuse réaction en chaîne que rien ne pourra plus arrêter, calmer... à part la douceur d'une femme, le temps d'un baiser. Un baiser interminable, pour une scène charnière, culte s'il en est, au cours de laquelle Gosling écarte sa compagne, tandis que le réalisateur, complice, sort du champ la menace, ce tueur armé, près à agir. A l'image de son personnage, Nicolas Winding Refn tourne le dos à nos attentes et, aux commandes, prend possession du temps. Il pose l'action une dernière fois, à un moment où les codes, les conventions ne le tolèrent pas. L'auteur s'impose. Et Drive devient un film important.  


Laurent Brard


DRIVE
un film de Nicolas Winding Refn
scénario de Hossein Amini 
Adapté du roman de James Sallis (Rivages noirs, septembre 2011, 7,15 euros)
avec Ryan Gosling, Carey Mulligan, Bryan Cranston
1h40
Sortie en salles en octobre 2011
Sortie en DVD en février 2012

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