un film coup de poing, "Killer Joe", de William Friedkin

WILLIAM FRIEDKIN : KING WILL FOR KILLER JOE

Je tiens William Friedkin pour un grand cinéaste. Non qu’il ait une carrière exceptionnelle mais il a signé quelques œuvres marquantes dont L’Exorciste, Cruising, Police Fédérale Los Angeles. Sans oublier le remarquable French Connection. Quel film ! Quelle claque pour tous les amateurs de cinéma policier. J’ai eu beau lui dire, et même lui répéter, que ce bijou a marqué son époque, qu’il a été copié et recopié, qu’il y a eu un avant et un après French Connection, il affirme ne pas le savoir.

"C’est vrai qu’en voyant certains films j’ai remarqué qu’on m’a pris des scènes entières, finit-il par concéder, mais je prends cela comme un hommage. Je n’avais absolument pas conscience de révolutionner le cinéma policier. Godard et Resnais, en tournant certains de leurs films, savaient forcément qu’ils étaient en train de faire quelque chose d’important, moi pas du tout."

Friedkin en avait d’autant moins conscience qu’une fois le projet accepté, il ne savait pas du tout comment le mener à bien. 

"J’ai commencé ma carrière comme documentariste mais je n’envisageais pas de filmer French Connection comme un documentaire. Ce n’est qu’après avoir revu Z et Compartiments tueurs, de Costa-Gavras, que j’ai trouvé. Sa mise en scène nerveuse m’a fait du bien. Je me suis dit : 'Voilà la manière de le faire !' Sans le cinéma français, je n’existerai pas. Mais sans le cinéma français, tout le cinéma n’existerait pas !"

En réalité, ce qu’il l’intéressa dans ce projet n’était pas son côté policier mais la confrontation entre deux personnages totalement opposés.

"J’étais fasciné par cette opposition entre le flic et ce criminel. D’un côté un type mal habillé, violent, misogyne, raciste, et de l’autre un trafiquant de drogue raffiné, bien habillé, aimant les bons vins et les belles femmes. Le type qu’on avait envie de fréquenter c’était le trafiquant, surement pas le flic ! Ce contrepied me passionnait."

Friedkin appartient à la génération des années 70, celle que Peter Biskind raconte avec moult détails dans ses livres.

"Il faut savoir ce qu’était Hollywood à cette époque-là. Nous étions virés tous les jours ! Sur French Connection, chaque jour quelqu’un voulait me virer mais je tenais. Il est arrivé la même chose à Coppola sur Le Parrain. Le studio trouvait qu’il n’y avait pas assez de lumière, qu’Al Pacino était un nain qui jouait mal. En plein tournage de Raging Bull j’ai reçu un appel de la production pour me demander de reprendre le film parce que Martin Scorsese était fou. Bien entendu, j’ai refusé. Nous n’arrêtions pas de nous battre pour continuer. Ils nous croyaient influençables mais nous ne l’étions pas."

Pourquoi les studios, plutôt engoncés dans leurs traditions, ont-ils laissé ces jeunes loups entrer dans la bergerie ?

"A cause d’Easy Rider. Ce film fait par des drogués sans argent a connu un tel succès que les studios se sont dit qu’il fallait engager des jeunes. Pensez qu’au même moment Dr Doolittle, une couteuse comédie musicale avec Rex Harrison, se plantait alors qu’Easy Rider raflait la mise. Les studios n’y comprenaient plus rien. Ils se sont dits : on va prendre des jeunes drogués et on va voir ce qu’ils vont faire. Avant d’engager Coppola pour Le Parrain, ils avaient pensé à Vittorio de Sica, Richard Brooks, Elia Kazan et plein d’autres mais ils ont donné sa chance à ce jeune gars."

William Friedkin vient de fêter ses 77 ans et il a toujours bon pied et bon humour en dépit de toutes les maladies et de toutes les opérations qu’il s’amuse à égrener. Il revient au cinéma avec un film coup de poing, Killer Joe




Dans le fin fond de l’Amérique, une famille de déjantés fomente un assassinat avec un flic tueur à gages. Rien ne fonctionne comme il faut et tout bascule dans une violence d’un autre monde. Le film est construit comme une lente ascension vers la scène finale qui prend aux tripes. Ce faisant, il s’inscrit dans l’univers de Blood Simple et de U Turn peuplé de tarés obtus. Un regard sur une certaine Amérique.

Tourné en 21 jours pour un budget dérisoire de 4 millions de dollars ("Même pas le budget cantine d’un film comme Avengers", constate Friedkin). Une prise par scène, pas de répétition. 

Si ce Joe (William McConaughey) n’est pas le premier flic ripou de l’histoire du cinéma, il en est un des rares flics flingueurs.
"J’ai connu des gens comme ça, témoigne Friedkin. Autant à Los Angeles, qu’à New York ou Chicago. Mon oncle était inspecteur à Chicago mais, en réalité, il travaillait aussi pour la mafia italienne. Il avait une magnifique maison, une Cadillac et vivait comme un prince. Enfant, je me disais que ça avait l’air de bien payer d’être policier. Il se nommait Harry Lang et il a été prouvé par la suite qu’il était acoquiné avec la mafia mais nous, nous n’en savions rien."

Friedkin propose une autre vision de l’Amérique. Il dessine un tableau où le scalpel aurait remplacé le pinceau et le sang la peinture. 

"J’ai grandi avec l’image de la famille américaine typique, à la Norman Rockwell. Mais cette image ne correspond plus à aucune réalité. Tracy Letts, le scénariste, a trouvé l’histoire de Killer Joe dans le journal. C’est ça la réalité d’aujourd’hui !"
Notamment en raison de sa scène finale, Killer Joe a connu des soucis avec la censure américaine, ce qui a retardé sa sortie.

"Il a été affublé de la qualification la plus sévère, une interdiction aux moins de 17 ans, ce qui limite les salles et les médias. Mais ça m’est égal, j’ai refusé de couper la moindre image. En Angleterre, c’est pire, ils l’ont interdit aux moins de 18 ans. En France c’est aux moins de 12 ans."

Comme beaucoup, Friedkin estime sa violence justifiée, et même en deçà de certains autres auteurs.

"Il y a plus de violence dans Shakespeare. J’ai vu des mises en scènes sanguinolentes de la mort de César de celle de Desdémone. Mais ne me comparez pas à Shakespeare, je ne voudrais pas l’embarrasser ! Personnellement, je hais la violence et je ne suis pas du tout violent. Mais certains drames ont besoin de la violence. Il y a différentes façons de présenter la violence : de manière très crue et très réaliste comme Sam Peckinpah dans La Horde sauvage ou de manière édulcorée comme celle des films avec des super-héros qui massacrent des centaines d’ennemis de manière stupide !"

Il n’en demeure pas moins que depuis la fameuse tuerie de Denver lors d’une avant-première du récent Batman, le cinéma américain s’interroge.

"On dit que les films, y compris les miens, peuvent provoquer la violence. Je ne crois pas en cette théorie. Des films comme Batman et d’autres sont présentés dans le monde entier sans que le contenu en soit changé et sans qu’ils provoquent la moindre montée de violence. Alors pourquoi chez nous ? Parce qu’aux Etats-Unis il est facile de se procurer une arme. La violence américaine vient du fait que tout Président doit son élection au lobby des armes."

On comprend pourquoi Friedkin n’a jamais travaillé avec Charlton Heston !

Les accusations de violences, William les affronte depuis L’Exorciste. Il est blindé.

"L’Exorciste n’est pas du tout un film d’horreur mais un film sur la foi inspiré de faits réels. Tous les détails de cette affaire sont parus dans un article du Washington Post. C’est d’ailleurs pour cela que le film continue de marcher aujourd’hui, car il traite du mystère de la foi. Mais il y a de l’humour dans L’Exorciste parce que les gens ont besoin de rire. C’est presque un rire nerveux."

Killer Joe dérange certaines ligues bien pensantes américaines et risque de faire grincer des dents.

"Il aurait été beaucoup plus facile pour moi de le faire dans les années 70 car le climat était plus libéral. Bien sûr Macadam Cowboy et Le Dernier tango à Paris ont été classés X mais ils ont au moins le mérite d’exister. Aujourd’hui ce ne serait plus possible."

Tout cela fait de William Friekdin une sorte de marginal. Un maverick, comme on dit là-bas. Il suit sa propre voie sans rendre trop de comptes et, surtout, sans se soucier de l’avis des tout puissants studios. Il y connait du monde pourtant. Sa femme a dirigé la Paramount pendant douze ans !

"J’y ai beaucoup d’amis mais jamais je ne ferai un film sur des super-héros. J’ai essayé de voir Avengers, je n’ai pas tenu dix minutes. Batman, je n’ai aucune envie de le voir. Je n’ai pas envie de faire un film stupide qui coute 300 millions de dollars, je trouve cela obscène. Aujourd’hui les studios sont plus intéressés par les nouvelles technologies que par les bonnes histoires."

Si Friedkin est indiscutablement un homme de cinéma c’est aussi un homme de lettres. Inconditionnel de Proust.

"J’ai d’abord découvert Proust dans le texte original. Mais, ayant perdu l’usage du français, je l’ai relu dans diverses traductions. La première était magnifique car très poétique mais les suivantes sont plutôt mauvaises. A Paris, j’ai visité le lycée Condorcet, où il a fait ses études. On m’a montré certains de ses devoirs et j’ai découvert qu’il s’était planté en français ! Sur un de ses bulletins de fin d’année, le directeur avait noté :'Travaille aussi bien que son état le permet'. Il faisait référence à son asthme. J’ai visité aussi le 101 boulevard Haussmann où il a habité. Le bureau alcôve où Proust a travaillé est devenu le bureau du directeur d’une compagnie d’assurance. Il a un portrait de Proust au-dessus de lui. J’ai bien envie d’aller lui proposer une affiche de Killer Joe, pour que cela lui change un peu !"

Il n’y a apparemment pas de Proust dans Killer Joe. Plutôt du Tennessee Williams. Mais Friedkin revendique un autre auteur :

"Bien sûr j’adore Tennessee Williams qui a écrit de magnifiques textes sur le Sud mais le style que je préfère est celui de Georges Simenon. A la surface c’est très simple mais ça charrie des sentiments très profonds."

Friedkin voit-il un point commun à tous ses films ?

"Le vrai point commun vient des personnages et nous sommes toujours près d’eux. Tous sont piégés et j’essaie d’entrîiner le spectateur dans le piège avec eux. Mes personnages n’ont pas d’issue."

Killer Joe est un piège à loups.

Philippe Durant

KILLER JOE
De William Friedkin
Avec Matthew McConaughey, Emile Hirsch, Juno Temple
1h42
Sortie le 5 septembre

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