"Le film noir', Hollywood entre à l'université

Jean-Pierre Esquenazi, sociologue, avait déjà livré une analyse de Vertigo, chef d’œuvre d’Alfred Hitchcock et cousin éloigné du film noir. Avec cet ouvrage  il propose une étude imposante, qui vient après d’autres - citons par exemple l’excellent livre de Noël Simsolo paru en 2005, le film noir, vérités et cauchemars, aux éditions des Cahiers du cinéma -, mais qui a le mérite de poser un débat sur la nature du genre, sa périodisation, ses origines et sa postérité.

 

Origines

 

Pour beaucoup de critiques, le film noir est un enfant direct de l’expressionnisme allemand, voire du réalisme poétique initié par les films de Marcel Carné. L’auteur s’écarte de ces jugements. Si l’influence de l’expressionnisme est indéniable, il note que ce courant avait de toute façon déjà imprégné le cinéma américain dès les années 20 (citons L’aurore, réalisé par Murnau pour la Fox). Jean-Pierre Esquenazi insiste sur des racines spécifiquement américaines et surtout sur une évolution des goûts du public pendant la guerre.

 

Puis il date la naissance du genre vers 1943-44. Il identifie 4 films qui lancent en quelque sorte la mode : Assurance sur la mort de Billy Wilder, Phantom Lady de Robert Siodmak, La femme au portrait de Fritz Lang et évidemment Laura d’Otto Preminger. Pour lui, ces films sont le résultat d’une époque durant laquelle Hollywood a vu la plupart de ses stars et metteurs en scène traditionnels partir au front (Ford et Capra vont par exemple superviser des documentaires de propagande pour l’armée américaine) ; Hollywood ayant horreur du vide, les producteurs font appel à de nouveaux  talents. C’est là que le film noir naît, de la rencontre d’exilés, souvent allemands et juifs, avec des intellectuels new yorkais, le plus souvent scénaristes et producteurs, marqués par le New Deal de Roosevelt et plutôt orientés à gauche. Avant la guerre, ils étaient tous soit relégués au 2nd plan, soit mis de côté par l’establishment hollywoodien.

 

Ces films reposent sur un même schéma narratif, basé sur la confrontation entre un homme ordinaire, le weak guy, et une femme fatale. Celle-ci, belle et vénéneuse, représente le désir de transgression du corps social américain dans son ensemble. Ils sortent en l’espace de 6 mois et rencontrent un grand succès, ce qui pousse les studios américains à produire en série - ah le bon vieux temps du fordisme cinématographique ! - ces films d’un type nouveau que les français Nino Frank et Jean-Pierre Chartier vont baptiser film noir (l’expression est passée telle quelle en anglais).

 

Pour beaucoup d’amateurs de cinéma classique hollywoodien, cette thèse peut paraître sacrilège. Selon eux, le genre naît avec Le faucon maltais de John Huston (1941), adapté du père du roman noir, Dashiell Hammett. Or, Esquenazi écarte ce titre, encore marqué par les films de détective des années 30, même si le ton annonce certainement le genre. Il promeut aussi Phantom Lady au rang de film « séminal » : or ce film n’est pas très apprécié des amateurs (il faut relire ce qu’en disent Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon dans leur notice sur Siodmak, pourtant positive, dans 50 ans de cinéma américain). L’auteur défend aussi DOA de Rudolph Maté et Adieu, ma jolie d’Edward Dmytryk : bravo donc pour avoir jeté ce pavé dans la mare cinéphile !

 

Une évolution marquée par le maccarthysme

 

Sans surprise pour les amateurs, l’auteur estime que le genre évolue avec le développement des enquêtes sur les activités anti-américaines, puis avec l’établissement de la liste noire. Beaucoup des créateurs du film noir étaient marqués à gauche, nombre d’entre eux étaient compagnons de route, voire membres du Parti communiste. Certains seront inquiétés, voire emprisonnés. D’autres enfin choisiront comme Joseph Losey, John Berry et Jules Dassin de quitter les Etats-Unis pour l’Europe. Avant de partir, ils créent ce que Jean Pierre Esquenazi appelle le « second film noir ». Dans celui-ci, la femme fatale disparaît, reste un homme seul qui se débat dans des machinations obscures, écrasé par une ville noire. On voit là très clairement une mise en images de ce que pouvaient ressentir ces hommes bientôt broyés par la machine d’Etat américaine, avec le consentement tacite des producteurs. Un film comme Les forbans de la nuit de Jules Dassin est un très bon exemple de ce second film noir. Ici l’auteur innove moins. Ce second âge du genre avait déjà été identifié par maints auteurs. Mais Jean-Pierre Esquenazi l’articule très bien avec sa thèse.

 

Quand s’arrête le film noir ?

 

Là, le travail d’Esquenazi prête à discussion. Selon lui, le genre s’arrête au milieu des années 50. Pourtant, il est clair que beaucoup de films réalisés par la suite sont des films noirs : La soif du mal d’Orson Welles en relève. Citons aussi dans les années 60 Le point de non-retour de John Boorman et A bout portant de Don Siegel (remake des tueurs de Robert Siodmak) ; dans les années 70, Hollywood produit Chinatown (le plus grand des Polanski), Le Privé de Robert Altman et Adieu ma jolie de Dick Richards (remake du film de Dmytryk). Or, comme le remarquait justement Patrick Brion dans l’ouvrage qu’il lui a consacré, le film noir est le seul des grands genres hollywoodiens qui est encore actif de nos jours.

 

Par contre, l’auteur fait remarquer que le genre a influencé le cinéma actuel sous bien des aspects. On peut même aller plus loin : les effets de lumière du film noir, par exemple, ont non seulement influencé des films des années 40 mais aussi des œuvres plus proches de nous : la photo du Parrain en descend en droite ligne. Que dire en outre du Doulos de Jean-Pierre Melville ou des films de John Woo, descendants directs du genre ? L’ouvrage passe sur cet aspect, mais cela tient aussi à la définition que l’auteur donne en introduction. Pour finir, il conviendrait aussi de relativiser le caractère « subversif » d’un genre né au sein des grands studios et d’un système de production capitaliste, même si l’aspect contestataire de certains films est évident.

 

Le travail de Jean-Pierre Esquenazi fera date. Maintenant que le genre est consacré par un ouvrage universitaire de cette valeur, nul ne pourra plus ne pas le prendre au sérieux.

 

Sylvain Bonnet

 

Jean-Pierre Esquenazi, Le film noir, histoire et significations d’un genre populaire subversif, CNRS éditions, 438 pages, novembre 2012, 25€

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