"Certifiée Halal", le film d'une seule salle parisienne

Prends juste une salle et tais-toi


« Encore un faux barrage », s’écrie un automobiliste perdu dans le désert algérien quand deux individus tout aussi égarés que lui le forcent à s’arrêter. C’est l’une des scènes les plus drôles de Certifiée Halal. Malheureusement, le film de Mahmoud Zemmouri se heurte lui-même à un vrai barrage de la part des distributeurs, pour des raisons obscures qui ne sont que trop claires.


Si feu Roger Gicquel revenait aujourd’hui du royaume des ombres pour présenter de nouveau le journal télévisé, il ne manquerait sans doute pas de reprendre la formule qui contribua à faire sa notoriété : « La France a peur. » Le seul ennui, c’est qu’on ne sait pas très bien de quoi exactement la France a peur. Certes, on conçoit que certains événements récents et que certains aspects de l’évolution géopolitique actuelle de notre planète puissent susciter des inquiétudes, mais faut-il pour autant s’imaginer qu’on peut tout régler en dissimulant la poussière sous le tapis, ou, pour être plus précis, qu’il suffit, pour effacer les réalités, d’effacer les mots qui les désignent ou les représentations qu’on peut en proposer ?

Le réalisateur israélien Eran Riklis nous expliquait il y a quelques semaines qu’il avait très vite compris qu’il n’était pas question d’envisager une traduction française fidèle du titre de son film Dancing Arabs, la seule mention du mot arabe rendant les distributeurs français « hystériques ». Et Dancing Arabs est donc devenu Mon fils. Nous pourrions ajouter le cas d’un film français qui, simplement parce qu’il aborde — au demeurant très indirectement — la question du djihadisme, a vu son distributeur français déclarer forfait au dernier moment (ce sera finalement une société anglaise qui se chargera de le distribuer en France !). Et il y a le cas qui nous occupe aujourd’hui, celui du dernier film de Mahmoud Zemmouri, réalisateur franco-algérien connu entre autres pour Prends dix mille balles et casse-toi et les Folles années du twist. Alors même qu’il avait fait l’objet d’une campagne publicitaire importante dans le métro deux semaines durant, son Certifiée Halal n’est visible à Paris que dans une seule salle, et qui plus est très excentrée, puisqu’elle se trouve « de l’autre côté du périph’ sud » — l’Aquaboulevard. Et rien dans les banlieues, à part Saint-Denis. La situation est moins sombre en province, puisque le film est distribué dans une quarantaine de salles sur le territoire français, mais des villes telles que Lyon devront, semble-t-il, faire maigre.


Sans doute Certifiée Halal porte-t-il un titre qui ne sonne pas très catholique aux oreilles des distributeurs, mais on l’assassine d’autant plus en l’étouffant dans l’œuf que, comme d’ailleurs tous les précédents films de Mahmoud Zemmouri, c’est, à tout point de vue et dans le bon sens du terme, un film populaire et qui se revendique comme tel, depuis le pastiche affectueux du western italien qui lui sert d’ouverture jusqu’à l’hommage « distancié » au cinéma bollywoodien qui le conclut. Certifiée Halal, on l’aura compris, est un film drôle, mais c’est sans doute précisément ce qu’on lui reproche, un certain nombre de critiques étant venus, de façon inattendue, prêter main forte à la résistance des distributeurs. Zemmouri en ferait trop, et la forme qu’il emploie jouerait contre la thèse qu’il entend défendre.


A quoi nous répondrons deux choses. 1. Zemmouri se moque, c’est vrai, et pratiquement de tous ses personnages. Mais, exception faite peut-être pour l’un d’entre eux qui ne voit le monde qu’à travers le filtre de l’argent, il ne se moque jamais d’eux méchamment et accorde à chacun d’entre eux la possibilité d’une rédemption. Même les plus obstinés finissent par se rendre compte qu’ils s’étaient trompés. 2. Est-il si sûr qu’il exagère lorsqu’il traite les deux sujets qu’il traite ici, à savoir le désarroi de certains immigrés qui, tout en ayant un pied de ce côté, gardent encore — mentalement tout au moins — un pied là-bas, et la douloureuse question des mariages forcés ? Ces deux sujets se combinent et se mêlent dans Certifiée Halal dans la mesure où nous voyons un mariage organisé, arrangé par-dessus la Méditerranée via Internet — car le progrès technique peut être mis au service des traditions… — entre une Beurette insoumise de la banlieue parisienne et un homme qu’elle ne connaît pas, habitant d’un village perdu, ou presque, dans le désert algérien.


Sur le premier point, Zemmouri sait sans doute de quoi il parle, puisque, lorsqu’on lui demande s’il a la nationalité française — ne vit-il pas à Paris depuis des décennies ? —, il répond en riant : « Pas encore. Bientôt, j’espère. » Pas encore ? « Oui, je suis Algérien résident. Je ne suis pas du tout dégourdi avec tout ce qui est paperasserie administrative. » Le fait que, depuis une dizaine d’années, il doive retourner périodiquement en Algérie pour faire bouillir la marmite n’a pas dû contribuer à clarifier la situation. Mais cette « schizophrénie », pour reprendre un terme employé avec un sourire par le réalisateur franco-algérien Lyès Salem dans l’interview récemment publiée dans le Salon, n’a probablement rien de spécifiquement algérien. Ne touche-t-elle pas à la condition des émigrés en général, et ne laisse-t-elle pas deviner derrière elle certaines maladresses d’un pays d’accueil parfois moins accueillant qu’il prétend l’être ?


Pour ce qui est des mariages forcés, on ne saurait nier que l’intrigue les situe dans un décor spécifiquement algérien et c’est peut-être cela qui justifie la frilosité diplomatique des distributeurs français, mais là encore, quelques précisions s’imposent. Jamais Certifiée Halal n’aborde cette question sous l’angle religieux. Par prudence ? Non point. Le message de Zemmouri n’est à vrai dire pas très original ; c’est celui que Molière essayait déjà de faire passer : mieux vaut un mariage fondé sur des sentiments sincères que sur des considérations économiques. Beaucoup ont reproché au film le caractère hautement invraisemblable de son principal ressort comique, à savoir l’échange de deux futures mariées — encore toutes deux couvertes d’un voile qu’elles ne pourront retirer qu’après la cérémonie — dans la confusion consécutive à un accident automobile. Cela, c’est vrai, n’est pas très réaliste. Mais c’est tout simplement la métaphore qui permet de dénoncer un système dans lequel les femmes ne sont que des monnaies d’échange, une panne de gicleur dans la voiture incluse dans les transactions risquant de tout remettre en question. Tout en entendant les dialogues de Certifiée Halal, nous entendons le « Sans dot » de l’Avare.


Mais Molière, va-t-on nous dire, c’était il y a quatre siècles ! Oui, mais là est précisément le grand défaut des génies. Ils sont parfois tellement en avance sur leur époque que, quatre siècles plus tard, il est nécessaire que d’autres prennent le relais pour redire ce qu’ils avaient déjà si bien dit.



Certifiée Halal n’est distribué à Paris que dans une seule salle…


Mahmoud Zemmouri <> Il semble que mon film ne plaît pas aux programmateurs d’UGC et de Gaumont-Pathé, qui ne lui ont pas donné accès à des salles qui seraient déterminantes pour sa carrière, mais je ne saurais vous dire s’il y a là derrière des considérations politiques ou si le film ne leur plaît pas tout simplement parce qu’il ne leur plaît pas. Ce que je puis vous dire, en revanche, c’est que, ce faisant, ils sont en train de frustrer toute une communauté qui a envie de voir Certifiée Halal, parce qu’elle adore les films qui traitent les thèmes maghrébins sur le mode comique et qu’ils ne sont pas si nombreux. Un tous les deux ans, un tous les ans au mieux… Voyez sur Internet toutes les protestations de ces gens de Lyon, de Dijon, de toutes les villes où le film n’est pas distribué. Bref, il y a tout un public qui réclame Certifiée Halal. Et j’ajoute que, si la demande est la plus forte dans cette communauté, le film s’adresse de toute façon à tous les publics.


Savez-vous que sur certains sites de VOD, le titre de votre précédent film, Beur Blanc Rouge, a été réduit à Blanc Rouge ?


Je l’ignorais ! C’est fou, ce que l’on peut trouver sur Internet ! Il y a en ce moment en France une « vague » terrible, dont je ne sais si elle est anti-arabe, mais depuis le mois de janvier, le mot arabe et les mots du même registre font peur. Est-ce que l’opposition rencontrée par notre film relève de cette peur ? C’est bien possible. Je pense qu’on n’a pas envie de voir défiler dans des salles parisiennes telles que le Wepler de la place Clichy cette population qui avait couru voir mes précédents films. La seule salle où passe Certifiée Halal, l’Aquaboulevard, est une salle en retrait. Dommage : on a tué le film.

Peut-être les plaintes qui s’expriment sur Internet amèneront-elles les programmateurs d’UGC et de Gaumont-Pathé à réviser leur position. Mais peut-être aussi s’en fichent-ils royalement. Dans la gestion de leurs salles, ils n’en font qu’à leur tête.


Cette décision est d’autant plus surprenante que Certifiée Halal est un film qui se situe dans la droite ligne de vos films précédents, à commencer par votre premier long-métrage, Prends dix mille balles et casse-toi.


Je dirai que cette continuité se situe au niveau de l’humour. Bien sûr, dans un film, il y a nécessairement une construction pour créer des situations, mais l’essentiel de mon humour vient de mon éducation. C’est de naissance ! Avec mes parents, nous riions de tout. Nous ne cessions de nous raconter des histoires drôles. Mais Prends dix mille balles et casse-toi m’a fait découvrir que cet humour était le meilleur moyen d’élargir le public quand on s’attaquait à un sujet dur et épineux, à savoir celui du retour des émigrés dans leur pays d’origine. On retrouve ce thème dans Certifiée Halal à travers le personnage interprété par Smaïn, qui est la figure des jeunes Beurs qui s’imaginent que l’Algérie, avec son pétrole, est le nouvel Eldorado, mais qui, au bout de quelques mois, reviennent en France. C’est pour Smaïn un contre-emploi, mais un comédien doit pouvoir tout faire.

Il y avait eu des films sur l’émigration avant Prends dix mille balles, mais ils n’avaient guère attiré le public. Le mien a séduit beaucoup plus de spectateurs, parmi lesquels des Français. Et il n’a pas été présenté dans le ghetto des salles où l’on avait pris soin d’enfermer jusque-là les films traitant du même sujet. L’humour est finalement le meilleur moyen de rendre abordables des questions difficiles. Si j’avais traité Prends dix mille balles, les Folles années du twist ou Certifiée Halal sur le mode d’un militantisme plat, ils n’auraient intéressé personne. Le plaisir que le spectateur éprouve en voyant ces films, du fait de leur humour, ne l’empêche pas, loin de là, de se livrer ensuite à certaines réflexions.


Certains critiques ont trouvé que l’humour de Certifiée Halal était un peu trop appuyé. Cela vaut peut-être pour le début du film, mais…


…c’est le tremplin qui permet d’amener l’émotion de la dernière partie, lorsque la situation se décante — lorsque, à l’intérieur du bus, toutes ces femmes se révoltent contre l’Homme. J’ai donné une part importante à la chanteuse parce que j’ai voulu m’offrir une séquence bollywwodienne, mais aussi parce qu’une chanteuse, qui, du fait de son métier, fréquente des milieux d’hommes, est une femme émancipée. C’est d’ailleurs ce qui vaut aux chanteuses d’être traitées de prostituées par la génération traditionnaliste : une femme qui chante est forcément infréquentable et doit être ostracisée. Quand la vieille chanteuse algérienne Cheika Remitti est morte et que son corps a été rapatrié en Algérie, il n’y a pas eu un chat à son enterrement.


Avez-vous vu le film de Radu Mihaileanu la Source des femmes, qui traite lui aussi de la libération des femmes dans un monde dominé par les hommes ?


C’est un film que j’aime bien, mais puis-je dire, sans être méchant, qu’il m’a semblé, quand je l’ai vu à Cannes, que, même si je n’avais pas connu à l’avance le nom du réalisateur, j’aurais très vite senti que ce n’était pas quelqu’un de « chez nous » ? Comprenez-moi bien : je ne dis pas que seuls des Algériens peuvent faire des films sur des Algériens. Un juif peut très bien faire un film sur des musulmans, et un musulman peut très bien faire un film sur des chrétiens. Mais j’ai trouvé que la vision qui se dégageait de la Source des femmes était une vision très européenne et qu’il y manquait, entre autres, la profondeur de la tradition. Ces hommes qui se laissent faire face à ces femmes qui décident de faire la grève du sexe… Ce n’est pas ainsi que les choses se passeraient dans une société très patriarcale, dure, en un mot machiste. Il y aura toujours une différence de vision entre l’étranger et l’homme du terroir.


Vous parlez de terroir quand l’ouverture algérienne de votre film se présente, sans ambiguïté aucune, comme un pastiche du western italien ?


Mais c’est que le désert algérien ressemble énormément à celui qu’on voit dans les westerns ! Et ce personnage qui traverse le désert sur sa motocyclette pour aller négocier un mariage n’est pas très différent d’un cavalier.

Les westerns, américains et italiens — on employait alors pour ceux-ci le terme « westerns spaghetti » — étaient très largement distribués en Algérie et ils ont eu une grande influence sur les cinéastes de ma génération. Quand j’étais petit, mon père m’emmenait au cinéma tous les soirs et nous devions voir en moyenne deux westerns par semaine. Ce sont ces westerns, dont certains étaient d’excellente facture, qui m’ont donné l’envie de faire du cinéma. Mais cette envie est longtemps restée silencieuse. Je sentais bien que mes amis m’auraient ri au nez si je leur avais fait part de mon rêve. C’est en France que j’ai découvert, en voyant des Algériens qui faisaient du cinéma, que ce rêve était réalisable.


Quelle est la plus grande difficulté que vous ayez rencontrée pendant le tournage de Certifiée Halal ? N’est-ce pas, de tous vos films, celui qui a disposé du plus gros budget ?


Non, le budget était modeste : deux millions d’euros. Il faut dire qu’un tournage en Algérie revient moins cher qu’un tournage en France. J’ai pris des techniciens belges, mais tout ce qui touche à la régie était algérien. Et quand un chef opérateur est payé en France 2000 euros par semaine, il est payé en Algérie 800 euros. La part du financement proprement algérienne a été de 40%, ce qui est important. La commission de censure ne se prive pas de rejeter beaucoup de scénarios, mais le mien a été accepté tel quel. Disons que les choses se sont un peu assouplies du côté de la censure dans la mesure où la politique actuelle consiste à encourager le cinéma. Le nouveau film de Lakhdar Hamina, le Crépuscule des ombres, a coûté dix millions d’euros et a été entièrement financé par l’Algérie.

Il y a, dans la région de Biskra qui nous a servi de décor, des montagnes qui offrent une palette de couleurs véritablement fabuleuse et dont nous avons pu profiter pendant la période où nous avons tourné, à savoir l’automne — l’air est alors d’une pureté qu’on ne trouve pas aux autres moments de l’année.

Mais les tournages de nuit ont été terribles. J’ai connu en France des -10°. Mais -10° dans le désert algérien en décembre ou en janvier, cela n’a rien à voir : le froid du désert a ceci de particulier qu’il vous pénètre jusque dans les os.


Vous avez souvent concilié dans votre carrière activités de metteur en scène et activités de comédien. Vous avez même tourné sous la direction de Steven Spielberg…


On me sollicite de moins en moins en tant que comédien, et comme, en outre, je sélectionne beaucoup, il ne reste pas grand-chose de ce côté-là, pour ne pas dire rien.

J’ai travaillé une fois pour Spielberg, mais cela m’a suffi. J’ai éprouvé une grosse déception. Il m’avait pris pour jouer le rôle d’un Libanais dans Munich. J’ai été convoqué à Malte, où se trouvait toute l’équipe du film, pour treize jours. J’ai tourné en tout et pour tout deux jours. Je m’attendais à paraître sur l’écran une dizaine de minutes. Mais je ne suis finalement qu’une ombre qui passe. Tant de temps perdu, tant de dépenses inutiles pour cette hyperproduction… Cela m’a donné le tournis ! Quant au film lui-même, si je n’ai rien contre la thèse qu’il défend, je l’ai trouvé un peu longuet.


Quels sont alors les projets du réalisateur Mahmoud Zemmouri ?


Je m’en vais à Alger tourner pour la télévision algérienne une série rigolote de quinze fois treize minutes qui sera diffusée au début ou à la fin du Ramadan. Ce n’est évidemment pas les conditions du cinéma ; il faut « mettre dans la boîte » plus de cinq minutes par jour. Mais les journées sont longues en Algérie. Et ces sitcoms me permettent de joindre les deux bouts. Je joins les deux bouts en joignant les deux côtés de la Méditerranée…

Sinon, j’ai deux projets pour le cinéma. Un qui touche à l’histoire de l’Algérie avant la guerre, sur le code de l’indigénat. L’autre qui se déroule pendant les années noires, autrement dit entre 1990 et 2000. C’est une période que les esprits ne sont pas près d’oublier, mais qu’on peut désormais aborder avec une certaine sérénité. Il y a d’ailleurs déjà un certain nombre de films qui se sont attaqués à ce sujet et qui ont obtenu l’avance sur recette.


Propos recueillis par FAL


Certifiée Halal

Un film réalisé par Mahmoud Zemmouri

Avec Hafsia Herzi, Smaïn Fairouze, Mourade Zeguendi



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