"Made in France", entretien avec Nicolas Boukhrief

Voyage au centre de la terreur

 

Le précédent film de Nicolas Boukhrief s’intitulait Gardiens de l’ordre. Le nouveau, Made in France, se penche sur ce qu’on pourrait appeler des gardiens du désordre. France, terre d’accueil ou terre d’écueils ?

 

Made in France, qui sort le 18 novembre, est un film qui, du fait de son pitch — ce qui ne veut pas forcément dire du fait de son sujet a eu beaucoup de mal à trouver un distributeur. Un journaliste qui s’infiltre dans un petit groupe djihadiste pour en étudier le mécanisme… il n’en fallait pas plus pour que certains professionnels de la profession mettent en pratique le vieil adage Courage, fuyons, et c’est finalement une compagnie de distribution anglaise, ce qui ne manque pas de sel étant donné le titre du film, qui a accepté de prendre l’affaire en main sur notre territoire.


A vrai dire, Made in France s’était heurté à des difficultés dès le départ : « Dès que les gens entendaient dire que le scénario abordait la question du terrorisme, se souvient Nicolas Boukhrief, les autorisations de tournage nous étaient refusées, même quand les décors que nous souhaitions utiliser avaient déjà été utilisés précédemment pour quatre ou cinq autres films. »


Made in France n’est pas Star Wars et Nicolas Boukhrief n’est pas exactement George Lucas, mais il s’arrange alors pour contourner les obstacles en recourant à une astuce analogue à celle qui avait été employée lors du tournage d’un des épisodes de la grande saga. Par mesure de sécurité, pour échapper à l’enthousiasme délétère des fans, on avait fait croire, casquettes et t-shirts imprimés à cet effet, qu’on tournait un petit film intitulé Blue Harvest, situé à des millions d’années-lumière de la Guerre des étoiles. « Donnez-moi trois jours », dit Nicolas Boukhrief lorsqu’il voit son projet paralysé par les réticences de l’administration.


En trois jours, il écrit un scénario bidon, dans lequel les aspirants terroristes se métamorphosent en faux-monnayeurs, ce qui ne dérange plus personne. « La fabrication de fausse monnaie pouvait justifier le recours à un dépôt ou à des équipements analogues à ceux qu’on pouvait associer à un trafic d’armes. Je crois bien que ce scénario bis, dont je ne sais même plus si je l’ai gardé, contenait les pires dialogues que j’aie jamais écrits. Mais l’administration n’accorde pas ses autorisations de filmer en fonction de la qualité artistique d’un scénario… »


Ajoutons qu’un tel tour de passe-passe, au fond, ne dénaturait pas le sujet autant qu’on pourrait l’imaginer, car, si, bien évidemment, la presse ne manquera pas de faire peser sur Made in France l’ombre des attentats de Charlie-Hebdo et de l’Hyper-Cacher (alors même que Nicolas Boukhrief avait son film en tête depuis plusieurs années et qu’il l’a tourné six mois avant ces événements), il convient de voir quel en est précisément le sujet : « Made in France ne parle à aucun moment de l’Islam. A aucun moment, du Coran. A aucun moment du Prophète. Made in France parle de jeunes gens qui s’enflamment pour une cause sans réellement la connaître, et qui, en cela, ne sont pas sans rappeler certains jeunes gens de ma génération dans les années soixante-dix. Brigades Rouges, Bande à Baader, Action Directe… Bien sûr, on regrettait un peu la violence excessive de ces mouvements, mais on trouvait que sur le fond, ils avaient raison. Nous étions tous marxistes-léninistes. Mais qui, dites-moi, avait lu le Capital ? Autrement dit, cette ultraviolence romantico-flamboyante n’était qu’un mouvement de mode. Ceux qui voulaient être politiques étaient politisés, mais qui avait lu les textes ? Moi-même, j’étais sympathisant — enfin, vaguement — des mouvements d’extrême-gauche, mais je n’avais rien lu. »


On verra d’ailleurs que l’une des raisons qui font que, dans Made in France, le héros journaliste peut s’infiltrer relativement aisément dans la cellule, c’est qu’il sait, lui, lire le Coran dans le texte, ce que le chef est incapable de faire. Et le chef a besoin de lui, de son enseignement, pour asseoir son autorité, ne serait-ce qu’à ses propres yeux.


C’est dans cette dialectique du maître et du serviteur, bien plus que dans l’Islam, qui n’est finalement là que comme un décor, qu’il convient de chercher le vrai sujet de Made in France. Mutatis mutandis, Made in France ne traite pas plus de l’Islam que Montesquieu traitait de la Perse dans ses Lettres persanes. Made in France est une réflexion sur le pouvoir en général, sur la manière dont le pouvoir devient facilement abus de pouvoir, et sur la manière dont l’abus de pouvoir conduit à la tyrannie. Il y avait un –e de trop dans le titre du premier film de Nicolas Boukhrief, Va mourire. Peut-être y a-t-il exactement la même faute d’orthographe dans le dernier. Made in France ou Mad in France ?


Ce n’est qu’une série B ? Et alors ? Voilà qui n’est pas pour déplaire à Nicolas Boukhrief : « Beaucoup de gens confondent série B et série Z. Mais, quand on dit série B, il faut prendre ce terme dans le sens où on l’emploie pour les films de Samuel Fuller. Films à petit budget, mais qui, du fait même de leur statut de films à petit budget, pouvaient s’aventurer sur des terrains où la série A ne pouvait se risquer : maltraitance dans les hôpitaux psychiatriques, corruption de la presse, racisme, infiltration communiste… Non, ce n’étaient pas des séries Z. C’étaient de grands films réalisés avec peu d’argent. »


Plutôt donc que de nous embourber dans des palabres politico-religieux, et puisque nous sommes ici dans le Salon littéraire, nous avons préféré interroger Nicolas Boukhrief, qui n’avait point lu le Capital dans les années soixante-dix, mais qui est arrivé à la réalisation après avoir été journaliste et scénariste, sur son rapport avec les mots et les livres. Au moment où sort Made in France, il est d’ailleurs en train de tourner, sous le titre la Confession, une adaptation du roman de Béatrix Beck Léon Morin, prêtre, le même que Jean-Pierre Melville avait adapté, il y a bien longtemps, avec Emmanuelle Riva et Jean-Paul Belmondo.

 

 

Quelle est la part des mots, de la chose écrite dans votre travail de cinéaste ? Le héros de Made in France écrit un livre. Un exemplaire du Coran joue un rôle déterminant dans l’intrigue. Dans Cortex, la solution était donnée dans une espèce de grille de mots croisés. Et le titre de votre premier film, Va mourire, contenait une faute d’orthographe volontaire…

 

Nicolas Boukhrief <> Va mourire s’appelait au départ National 7. Sans –e à National, puisqu’il y avait là un jeu de mots qui renvoyait au Front National. Mais, pendant le tournage, j’ai trouvé que ce titre était un peu trop « théorique », et j’ai réuni toute l’équipe pour voir ce qu’on pouvait trouver d’autre. Je crois me souvenir que c’est le chef décorateur qui a proposé Va mourir, car « va mourir » était une expression qu’on répétait à tour de bras sur le plateau, un running gag. J’ai trouvé que c’était une excellente suggestion, mais à condition de « récupérer » le –e qu’on avait enlevé à National et de l’ajouter à mourir. Va mourire avec un –e était moins agressif que Va mourir. Et je me disais aussi, de manière un peu perverse, que, quel que soit le devenir du film, son titre donnerait du fil à retordre à tous ceux qui auraient à l’écrire : il y aurait toujours un secrétaire de rédaction pour reprocher à un journaliste d’avoir fait une faute d’orthographe si le malheureux journaliste avait reproduit le titre correctement. Ou inversement…


Je ne suis pas conscient de cette importance des mots que vous signalez dans mon travail, mais une chose est sûre : j’ai commencé ma carrière comme journaliste ; puis je me suis mis à écrire des scénarios, et même si je n’en ai pas écrit énormément, je suis beaucoup moins un cinéaste-technicien qu’un cinéaste-scénariste. En cela je me distingue d’un certain nombre de réalisateurs de ma génération, qui ont été formés dans les années quatre-vingt par le clip et la pub. Il n’est pas impossible qu’avec le temps, le texte, le livre occupent une place de plus en plus déterminante dans mes projets.

 

Dans l’Italien, dont vous avez écrit le scénario original, et dans Made in France, on constate la part importante donnée aux langues…

 

Pour l’Italien, cela faisait partie du sujet. Mais dès Va mourire, j’avais abordé cette question de la langue. Je m’étais appliqué à trouver des comédiens avec le vrai accent, non seulement du Sud de la France, mais précisément de la Côte d’Azur. Même avec des Marseillais, ce n’était pas convaincant. J’ai pris des Niçois, mais même la langue de Nice se distingue de celle d’Antibes ! J’avais dans le film des gens qui parlaient arabe, italien, allemand, et je n’avais pas voulu de sous-titres, partant du principe qu’on devait comprendre par l’image ce qui se passait, et que la musicalité des langues devait être mise au premier plan, sans parler du fait que mes personnages essayaient de séduire des Allemandes qu’eux-mêmes ne comprenaient pas. Il m’avait semblé amusant de mettre le spectateur dans la même situation qu’eux. Des amis allemands qui étaient venus voir le film ont été les seuls à rire à certains moments, parce qu’eux seuls se rendaient compte que la jeune Allemande s’exprimait de façon vulgaire. Il y a en outre un gag qui n’a fait rire personne, puisque personne ne l’a compris, mais que je me fais un plaisir d’expliquer ici. Pour montrer à quel point l’existence d’un type de trente-cinq ans qui vivait avec sa grand-mère, grand-mère antiboise et ne parlant que l’italien, était ennuyeuse, j’avais inclus un plan où on les voyait tous les deux en train d’écosser des haricots tout en regardant quelque chose hors champ. La musique nous faisait finalement comprendre qu’il s’agissait de l’émission Des Chiffres et des lettres. Et la grand-mère disait : « Anche noi, sciupare », autrement dit « Nous aussi, à partir des lettres proposées, nous pouvons trouver un mot aussi long, mais en italien. » (Sciupare signifie abîmer, gaspiller.) Et lui, désespéré de voir sa grand-mère rivaliser avec les candidats du jeu, mais dans une autre langue, décidait de quitter la ville. Mais je me rends compte en le racontant aujourd’hui que ce gag était absolument incompréhensible !


Je m’étais donc dit au départ que jamais je ne sous-titrerais mes films, mais je me suis rendu compte que ce principe n’était pas tenable, et il m’arrive donc de sous-titrer certaines répliques aujourd’hui.


Pour Made in France, nous nous sommes heurtés à une difficulté inattendue. Malik Zidi parlait arabe quand il était enfant, puisqu’il passait une grande partie de ses vacances « au bled », comme on dit. Mais, avec le temps, cette habitude s’était quelque peu perdue et il avait dans une large mesure oublié son arabe. On lui a donc donné, pour les trois ou quatre phrases qu’il avait à dire, un coach d’origine algérienne, en accord donc avec son milieu familial. Mais quand j’ai fait vérifier le résultat par une jeune universitaire qui avait fait ses études en Arabie Saoudite, elle m’a dit qu’elle ne comprenait rien. Plus tard, quand j’ai fait venir en post-synchro, pour des phrases off, un Marocain, un Algérien et un Tunisien, la situation n’a fait que se compliquer : une heure pour deux phrases ! L’un expliquait à l’autre, qui expliquait la même chose au troisième, que sa prononciation était incorrecte. Malik Zidi a donc fini par réaliser une synthèse de leurs différents accents — et j’ai préféré ne pas prendre le risque de faire revenir ma jeune universitaire ! Cette unité-diversité n’était finalement pas sans rapport avec le sujet du film.

 

Comment s’est opérée chez vous la transition du métier de journaliste à celui de réalisateur ?

 

Très naturellement. Dans la revue de cinéma Starfix, où j’ai fait mes premières armes, nous n’exercions pas le métier de critique de façon solitaire. Je veux dire par là que, quand, dans tel hebdomadaire politique, il y a le critique attitré (ou les deux critiques attitrés), nous formions, nous, une « rédaction ». Et nos proses étaient le plus souvent le résultat d’un échange d’idées et d’un affûtage d’arguments, une vision synthétique du cinéma bien plus active que le bloc-notes d’un critique isolé. Starfix était l’œuvre de jeunes gens passionnés et « énervés » dont beaucoup étaient désireux de passer à l’acte et qui pratiquaient donc une critique bien plus « politique » qu’impressionniste.


J’ignore ce qu’est l’angoisse de la page blanche et cela est dû à mon expérience de critique. Donc, quand il faut que je livre une nouvelle version de mon scénario, je m’y mets le matin sans rechigner. Le cinéaste et écrivain Andrzej Zulawski, auprès de qui j’ai appris mon métier, m’avait donné un précieux conseil : « On écrit avec son cul avant d’écrire avec sa tête. » Ne vous y trompez pas : ce qu’il voulait dire, c’est que c’est d’abord en posant ses fesses tous les matins sur une chaise qu’on se met à écrire. Sans cette rigueur, rien n’est possible rapidement.


Enfin, l’habitude de respecter des deadlines pendant dix ans quand j’étais journaliste fait que je n’ai jamais dépassé, pour aucun de mes films, le planning ou le budget qui avaient été fixés.


Reste évidemment des choses qu’on n’imaginait pas. Je ne peux m’empêcher de rire en relisant certains de mes articles. Mais non, ce n’est pas parce que le réalisateur voulait exprimer je ne sais quoi qu’il a tourné la scène comme il l’a tournée. C’est parce que, manifestement, il pleuvait ce jour-là ! On a tendance à sous-estimer les aspects triviaux de la mise en scène. Avec mon camarade Michel Spinosa, devenu lui aussi depuis réalisateur, j’avais rédigé dans mes jeunes années un fanzine dont un numéro était entièrement consacré au cinéma de Polanski. C’était à l’époque de Tess. Polanski, à qui nous en avions adressé un exemplaire, a très aimablement accusé réception —  rien ne l’obligeait à le faire — en nous envoyant un mot de remerciement dans lequel il disait : « Moi aussi, avant, je faisais comme vous dans l’analyse. Maintenant, je fais dans la synthèse. » Que voulait-il donc dire ? N’avions-nous pas, justement, fait dans la synthèse en dégageant systématiquement les thèmes qu’on trouvait dans tous ses films ? Des années plus tard, à l’issue d’une projection du director’s cut de Tess — qui avait, soit dit en passant, attiré en tout trois journalistes, qui, miracolo, étaient devenus trente pour le buffet qui suivit —, je suis allé me présenter à Polanski. Il se souvenait de mon fanzine. Je lui ai demandé ce qu’il voulait dire à propos de la synthèse. Il m’a alors demandé si j’avais l’intention de réaliser un jour moi-même des films. Et il a ajouté : « Eh bien, si cela vous arrive un jour, vous comprendrez. » Depuis, j’ai compris.


Pour en terminer avec ce chapitre sur la critique, un mot sur ma situation par rapport aux gens qui étaient critiques en même temps que moi quand j’étais critique, mais qui le sont restés. Certains d’entre eux, heureusement assez rares, descendent régulièrement et radicalement chacun de mes films, puisque leur reconnaître des qualités serait pour eux comme un aveu d’échec. Je parle de la vieille génération, parce que, heureusement, la nouvelle génération ne me juge pas en fonction de mon cursus.

 

Y a-t-il des critiques qui ont pu vous aider à mieux concevoir votre travail de réalisateur ?

 

Au moment de la sortie d’un film, on est trop fragile pour tirer quoi que ce soit d’un jugement exprimé dans un article. En revanche, ce qui peut être utile, c’est de lire quelques mois plus tard ce que j’appelle la « bonne mauvaise critique », c’est-à-dire une critique bienveillante, mais qui signale ce qui ne va pas. Ce genre de texte se trouve désormais sur Internet (abstraction faite des teigneux, bien sûr), car je suis dans l’obligation de dire que la critique française est très souvent inepte. Même quand elle n’obéit pas simplement à des enjeux financiers qui lui dictent son avis, elle encense systématiquement un film lorsqu’il est littéral. Il y a bien sûr quelques exceptions, mais la notion de hors-champ, de travail d’imagination du spectateur lui devient étrangère. J’aurais dû me méfier en voyant les dithyrambes qui ont accompagné Vice-versa. Film affreux, littéral, imbécile, dénué de toute spiritualité, sans même le soupçon de puritanisme qui pourrait « justifier » son caractère réactionnaire. Les critiques semblent aujourd’hui manquer de temps ou d’imagination. Ils trempent leur stylo directement dans l’écran pour faire de la paraphrase. Sur Internet, il y a encore des gens qui veulent bien faire l’effort de rêver.


Est-ce que je lis les critiques ? Je lis les critiques des journaux que je lis. Par exemple celles du Parisien, honnêtes dans l’ensemble et sans prétention. Et celles du Canard enchaîné, même si elles sont souvent construites sur le seul désir de faire un bon mot. Mais je ne vais pas traquer les critiques. Je me souviens d’une bonne critique du Convoyeur, qui commençait ainsi : « Après un début à la Ken Loach… » Un début à la Ken Loach ? Enfin, dites-moi où était Ken Loach dans cette série B à la française style années cinquante ? L’article était flatteur, mais à côté de la plaque. Mais je ne parle pas ici spécialement de mes films. Je trouve par exemple que le film de Michael Mann Hacker aurait pu être un peu mieux défendu. Face à un film d’animation, on ne se demande plus quel effet il pourra avoir sur des enfants. Quand Vice-versa, que j’ai déjà cité, nous explique qu’il y a en tout cinq pulsions dans la tête d’un chat, d’un chien ou d’un homme, je trouve cela choquant et profondément attristant. Après avoir annexé Pixar, Marvel et Star Wars, Disney contrôle désormais la totalité du marché destiné aux enfants. Autrement dit la quasi-totalité des images qui viennent peupler leur imaginaire. Qui en parle dans la presse ? Jadis, les films Disney s’ouvraient régulièrement sur l’image d’un livre dont on tournait les pages. Ils n’offrent plus qu’un déchaînement d’images numériques. J’espère en disant cela ne pas être réactionnaire : je me borne, je crois, à dire ce qui est.

 

Quels sont les œuvres littéraires que vous rêvez d’adapter ?

 

Des récits de Jean Ray, qui sait vraiment créer une indicible peur. Il y a chez Ray des passages à la fois poétiques et terrifiants que le cinéma, exception faite du Malpertuis de Harry Kümel, n’a pas vraiment cherché à adapter. Je lisais récemment une nouvelle sur une ville parcourue tous les dix ans par une fracture invisible qui entraîne un massacre dans chaque maison… Oui, terrifiant, vraiment.


Je rêverais d’adapter l’Étranger de Camus, ne serait-ce que pour le meurtre au soleil, qui peut être la matière d’une séquence incroyable. Précisons toutefois que l’Étranger a déjà été très bien adapté, quoique tacitement, par les Coen avec The Barber. Quant à la version de Visconti, je l’ai, mais me suis toujours abstenu de la voir. Si elle est géniale, dans quelle situation vais-je me trouver ?


Il y avait Léon Morin, prêtre, de Béatrix Beck. Mais je suis sur le point de le tourner.


Enfin, il y a les œuvres de Stephen King, qui est un génie du récit, même si son style laisse parfois à désirer. Ses livres sont déjà d’une certaine manière des scénarios tout prêts, comme pouvait l’être le Silence des agneaux de Thomas Harris. Mais tous ces romans américains sont déjà achetés par Hollywood sur bonnes feuilles. J’ai voulu une fois acheter les droits d’un roman que je lisais sur bonnes feuilles. J’ai découvert que Spielberg les avait déjà achetés !

 

N’apparaît pas dans cette liste Dostoïevski, que vous aviez lu de près quand vous vous étiez penché sur les films de Zulawski et quand vous aviez travaillé avec lui…

 

Je n’avais pas attendu de rencontrer Zulawski pour lire Dostoïevski. J’ai lu les Possédés quand j’avais dix-huit ans. J’ai relu l’Idiot pendant le tournage de l’Amour braque, qui en était une libre adaptation ; peut-être ai-je repris les Possédés, qu’est censé adapter le cinéaste interprété par Huster, au moment où Zulawski tournait la Femme publique, mais le jeune provincial fiévreux que j’étais, assez semblable à celui qu’on rencontre dans la Logeuse — un de mes Dostoïevski préférés —, n’avait pas eu de mal à trouver chez Dostoïevski des personnages à qui il pouvait s’identifier. J’ai lu ses œuvres avec tant de passion que je ne les ai pratiquement jamais relues : je les ai parfaitement en mémoire. Oui, ma passion pour cet écrivain est totale. Le seul texte de lui que je n’aie pas lu, c’est le Sous-Sol. Parce que, le jour où j’aurai lu le Sous-sol, j’aurai lu tout Dostoïevski, ce qui sera finalement assez triste. Même chose avec les Clowns de Fellini, que je n’ai toujours pas vu : le jour où j’aurai vu les Clowns, j’aurai vu tout Fellini. Je le garde « en réserve ».


Dostoïevski — mais je ne l’ai compris que plus tard — correspondait à une forme de cinéphilie qui était la mienne à l’époque : univers noir, mort et angoisse de mort. Ma génération est celle d’enfants dont les parents avaient vécu la guerre, d’enfants de mères anxieuses (c’est par prudence que mes parents ont donné à mon frère et à moi-même des prénoms français). Le legs transmis a été cette angoisse de mort. Cela s’est exprimé de diverses manières, chacun essayant de régler la question avec les moyens de son bord : génération No Future, mouvement punk, cinéma gore…


Et Dostoïevski, donc, « décline » méthodiquement la question du meurtre, sous toutes ses formes, et de ses motivations : parricide avec les Frêres Karamazov, meurtre idéologique avec Crime et châtiment, meurtre politique avec les Possédés, meurtre passionnel avec l’Idiot…

 

Les Possédés, que vous avez évoqué, se nomme en réalité en russe les Démons. Cette incertitude entre l’actif et le passif semble caractériser plusieurs des scénarios que vous avez écrits : dans l’Italien comme dans Gardiens de l’ordre comme dans Cortex comme dans Made in France, on trouve des personnages qui pénètrent un milieu en se dissimulant, d’une manière ou d’une autre, mais qui se trouvent assez vite pris au piège…

 

Je pense que ce que vous décrivez fait partie d’une des mécaniques classiques du polar. Quelqu’un pose un acte et l’acte aura forcément une conséquence morale. Mais c’est vrai que la « loi des actes » est un sujet qui me fascine. J’ai peut-être été marqué par Orange mécanique : Kubrick s’interrogeait sur les conséquences des actes posés par l’État lui-même. J’ai moi-même tourné le Plaisir parce que j’étais frappé par le fait que, alors que le sida était arrivé, beaucoup de gens dans mon entourage continuaient d’avoir les mêmes pratiques sexuelles que dans les années soixante-dix, comme si de rien n’était. Il ne s’agit pas ici de porter un jugement moral sur l’adultère en soi, mais tous ces gens ne semblaient pas voir que coucher sans utiliser de préservatif quand le sida était là — et il est toujours là, d’ailleurs —, c’était mettre en péril son couple, sa famille.


L’écologie attire notre attention sur certaines absurdités du même ordre. On amène des merles à Tahiti pour se débarrasser des guêpes. Mais quand il n’y a plus de guêpes, on s’aperçoit — un peu tard — qu’on a rompu un équilibre et que les mêmes merles s’attaquent à d’autres espèces d’oiseaux plus fragiles au point de devenir dominants sur une terre où ils n’ont rien à faire.

 

Vous avez parlé des rapports entre parents et enfants dans la génération de l’après-guerre. Le lien père-fils (ou la rupture de ce lien…) joue un rôle capital dans plusieurs de vos films.

 

Je m’intéressais de très près aux thématiques quand j’étais journaliste, mais je ne réfléchis pas du tout à la thématique de mes films. En tant que réalisateur, je raisonne surtout en termes de mécanique, de dynamique du scénario, et le hasard gouverne tant de choses, vous savez… Dans le Convoyeur, la vengeance du héros devait être la conséquence du meurtre de sa très séduisante petite amie, et non du meurtre de son fils. Mais un jour, alors que j’expliquais à Christophe Gans que je voulais avoir Dupontel pour le rôle, mais que, comme je ne savais pas s’il accepterait, je songeais aussi à Olivier Gourmet, Christophe m’a dit : « Si c’est Olivier Gourmet, il vaudrait mieux que la vengeance soit déterminée par le meurtre d’un enfant… » Et j’ai trouvé que cette idée était excellente, même si le héros — comme ç’a été finalement le cas — était interprété par Dupontel. Donc, pour ce film la relation père-fils n’est pas née de mon imagination, mais de celle d’un ami lecteur du scénario !


Je pourrais vous parler aussi de cette scène de Cortex où Julien Boisselier dit au revoir à son père dans sa chambre d’hôpital. Ce type de scène est toujours difficile pour des comédiens masculins : Julien Boisselier étreignait André Dussolier avec trop de circonspection à mon goût. Il a fini par le serrer vraiment dans ses bras à la cinquième prise, d’une manière qui m’a profondément ému. Mais la scripte à côté de moi était elle aussi au bord des larmes. Ce qui n’a pas empêché mes comédiens de penser que cette scène me renvoyait à quelque chose de personnel. Or, veuillez me croire, je n’ai jamais abandonné mon père dans un hospice. Je ne nie pas l’émotion que j’avais éprouvée, mais la cause n’était pas celle que certains ont pu croire. J’étais sincèrement ému, mais j’étais ému par le jeu de ces deux comédiens. Tout simplement.

 

Il y a bien une part autobiographique dans vos films ?

 

Pour le premier, Va mourire, c’est une évidence. Je pars du principe qu’il y a deux France, la coupure se situant grosso modo du côté de Lyon. Quitter la Côte d’Azur pour venir vivre à Paris, ce n’est pas seulement changer de région. Je crois que l’Antibois que j’étais se serait senti moins dépaysé s’il était allé s’installer à Naples ou à Barcelone plutôt qu’à Paris, ne serait-ce que du point de vue du climat (je me souviens encore du ciel parisien quand je suis arrivé, un jour d’octobre…). Ce déplacement a suscité en moi un vrai sentiment d’émigration, avec la mélancolie très forte que cela implique. Le scénario de Va mourire n’a jamais été entièrement satisfaisant — je le récrivais d’ailleurs au jour le jour pendant le tournage —, mais ce film n’en parlait pas moins, très clairement, de ce que j’aurais pu devenir si j’avais été mauvais élève à l’école et si je n’avais pas été passionné par le cinéma. Cela fait peut-être beaucoup de si, me direz-vous, mais il y avait quand même là-derrière une vraie réalité.


Le Plaisir était aussi un ego trip. Ce film, comme je l’ai dit, est né de mon ahurissement face à ces gens qui étaient restés bloqués sur les mœurs des années soixante-dix et qui ne se rendaient pas compte que leur « liberté » avait une décennie de retard. J’ai trouvé qu’il était important de signaler ce déphasage.


Le Convoyeur a probablement été le résultat de mon expérience en entreprise. L’entreprise, en l’occurrence, c’était Canal +, où je suis quand même resté sept ans, et je puis vous assurer que, même si pour moi et pour beaucoup cette chaîne, grâce à certains de ses dirigeants, a pu être à l’époque un paradis, pour d’autres, la violence dans le management exerçait déjà son règne et n’est pas née d’hier. C’est d’ailleurs une des caractéristiques des entreprises dites « de gauche ».


Cortex ? Je voulais parler des seniors. Frédérique Moreau, ma scénariste, aussi. Mais Gaumont voulait une comédie sur les seniors, ce qui ne m’emballait guère. Alors j’ai suggéré un polar. Ma scénariste me parlait de sa grand-mère atteinte de la maladie d’Alzheimer. Alors, tiens, un flic atteint de cette maladie… Il ne peut pas enquêter ? Mais pourquoi ne pas lui faire mener une enquête dans l’hospice même où il se trouverait ? Une enquête sur quoi ? Eh bien, s’il y avait une infirmière de la mort… Cortex a donc été le résultat d’une véritable partie de ping-pong.


Gardiens de l’ordre est né d’un article que j’avais lu et que j’avais classé dans un tiroir. Je n’en ai finalement rien gardé dans le scénario, mais ç’a été le point de départ. Il s’agissait de l’arrivée de nouvelles drogues sur le marché. C’était l’époque du « travailler plus pour gagner plus ». Mais comment travailler plus quand on travaille déjà beaucoup ? Eh bien, grâce à une drogue, mais qui n’était pas dépourvue, bien sûr, d’effets délétères. Au départ, j’avais deux héroïnes, deux jeunes filles qui travaillaient beaucoup et gagnaient peu et qui se retrouvaient à enquêter sur cette drogue. Gardiens de l’ordre n’avait donc pas de base autobiographique, mais disons que c’était de ma part un geste politique visant à dénoncer cette valeur travail posée comme un absolu dans cette société qui est la nôtre.


Quant à Made in France, c’est un film très personnel. Rien d’autobiographique au sens strict, mais j’étais, avec un père d’origine algérienne et une mère française, « l’homme de la situation » pour traiter ce sujet. Pour pouvoir exercer ma responsabilité en tant que cinéaste. Bien sûr, un cinéaste juif aurait parfaitement le droit de traiter le même sujet, mais il serait très vite disqualifié par toute une partie du public qui l’accuserait d’être sioniste. Un cinéaste « gaulois » pourrait aussi faire un tel film, mais il se ferait tout de suite traiter de réac, d’anar de droite… Avec moi, il n’y a pas de procès d’intention possible. Les gens devront réagir sur le film lui-même. Le film est peut-être attaquable, mais ma position ne l’est pas.  C’est dans le même ordre d’idée que j’ai fait de mon journaliste un métis, et que j’ai choisi, pour l’interpréter, Malik Zidi, comédien né, comme moi, d’un père d’origine algérienne et d’une mère française : si j’avais pris un comédien d’origine maghrébine, une partie du public français se serait dit que cette histoire ne le concernait pas du tout. Si mon héros était un Français converti à la religion musulmane, mais se servant de cette conversion pour pouvoir mener une enquête, cela risquait de faire de lui, aux yeux d’une autre partie du public, un pervers. Mon héros est simplement quelqu’un qui a choisi de suivre la religion de son père. Il n’a pas à se justifier. Le paradoxe, en l’occurrence, c’est que ce caractère mixte du personnage, loin d’introduire des complications, comme c’est habituellement le cas, a contribué considérablement à simplifier la construction du scénario.

 

Propos recueillis par FAL


Nicolas Boukhrief

Made in France

sortie en salle le 18 novembre 2015

avec Malik Zidi, Dimitri Storoge, François Civil


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