Spectre, James Bond est-il encore 007 ?

Spyfall ?


Spectre fait la part belle à James Bond, mais, contrairement à ce que semble affirmer le titre français officiel, 007Spectre, réduit l’agent secret à la portion congrue.


Quatre scénaristes au générique de Spectre. C’est mauvais signe. Car, en matière de scénario, abondance de biens nuit. Certains chefs-d’œuvre de l’histoire du cinéma ont été imaginés par des duos, dont les échanges, on le devine, débouchaient sur une dynamique, mais quand, comme c’est le cas ici, l’intrigue est le fruit des efforts de quatre individus, il ne convient pas de parler de dynamique, mais de replâtrages successifs. Et un replâtrage n’a jamais suffi pour corriger un défaut de construction.


Le prégénérique donne à lui seul une assez bonne idée de ce que sera tout le film. Au départ, un éblouissant plan-séquence, très long, très déterminé, qui nous fait suivre Bond à travers la foule qui remplit les rues de Mexico le jour de la Fête des Morts, mais ce morceau de virtuosité débouche sur ce qu’il faut bien appeler un monstrueux cafouillage de notre héros (et qui lui vaudra d’ailleurs l’ire de ses supérieurs) : au lieu de tirer sur le méchant qui prépare un attentat à la bombe, il tire sur la valise qui contient la charge explosive prévue pour réaliser cet attentat et fait sauter tout un immeuble qui n’en demandait pas tant.


Inutile de préciser que, malgré la nature apocalyptique de ce grand boum, le méchant n’est pas mort et que Bond court le rattraper à bord de l’hélicoptère grâce auquel il compte s’enfuir, mais là encore, nouvelle absurdité : pour cette séquence, les producteurs ont, nous dit-on, engagé le seul pilote d’hélicoptère au monde capable de réaliser un looping, mais ce looping est filmé et monté de telle façon (après le plan-séquence initial, place au cut cut cut…) que rien n’interdit de penser que c’est simplement un trucage. Quand, dans l’Homme au pistolet d’or, Bond faisait littéralement voler sa voiture par-dessus un fleuve, nous savions et nous voyions que la cascade avait été vraiment effectuée. Sans doute la technologie actuelle contribue-t-elle, du fait de sa perfection même, à nous imposer ce règne de l’absurde, où le vrai et le faux ne se distinguent plus, où nombre d’images deviennent donc gratuites, mais les scénaristes devraient veiller à ne pas imaginer des histoires qui ne font qu’ajouter à la confusion.


L’erreur de Spectre est de vouloir presser jusqu’au bout un citron qui a permis de relancer la série avec Casino Royale, lorsque Daniel Craig est arrivé : les dernières gouttes sont insipides. La période Pierce Brosnan avait été globalement assez terne. Brosnan lui-même tend à confondre les différents épisodes qu’il a tournés (« It’s all a blur », a-t-il déclaré en riant dans une interview) et répète que le personnage de Bond, tel qu’il était dessiné lorsqu’il l’a interprété, manquait singulièrement d’épaisseur. Casino Royale allait changer tout cela — malheureusement pour lui, Brosnan n’était plus là — en se présentant, si l’on voulait bien faire abstraction de certaines distorsions spatio-temporelles, comme la prequel de tous les épisodes de la série. En racontant comment Bond était devenu Bond.


Ce retour en arrière s’explique par le fait que les droits d’adaptation de Casino Royale, premier roman écrit par Ian Fleming, avaient longtemps été entre les mains de producteurs indépendants. Il y avait d’ailleurs eu par le passé deux adaptations « hérétiques » de cet ouvrage, un téléfilm interprété par Barry Nelson avec, face à lui, dans le rôle du méchant, Peter Lorre ; puis un « vrai » film, mais totalement parodique, dans l’esprit de What’s new, Pussycat ? — même producteur (Charles K. Feldmann) et, en partie, mêmes acteurs (Peter Sellers, Ursula Andress, Woody Allen).


Barbara Broccoli et Michael G. Wilson, producteurs de la série officielle et détenteurs des droits de tous les romans de Fleming sauf Casino Royale, finirent, comme on s’y attendait, mais au terme d’un feuilleton juridique bien trop long et bien trop touffu pour être résumé ici, par acquérir les droits de cette pièce qui manquait à leur collection. Et donc, l’ère Brosnan prenant fin, ils se dirent qu’ils tenaient là la potion magique idéale pour faire redémarrer l’entreprise : Casino Royale allait être l’occasion de représenter sur l’écran les premiers pas de l’agent 007. De raconter comment un individu nommé James Bond était un jour devenu un espion à part entière des services secrets britanniques.


Mais comment mettre en scène la naissance de 007 sans explorer quelque peu l’intimité de Bond ? Casino Royale allait raconter aussi une véritable histoire d’amour, avec cette fois-ci une héroïne, admirablement interprétée par Eva Green, qui ne serait plus une Bond Girl parmi tant d’autres, mais l’Eurydice d’un James Bond-Orphée (car la fin sous-marine de Casino Royale, avec sa cage d’ascenseur-prison, ne raconte rien d’autre que l’échec d’une descente aux Enfers). Soyons honnêtes : la série avait de temps à autre livré des bribes de la vie privée de Bond. Nous avions pu, par exemple, apercevoir son apartement, et même sa cuisine, dans Vivre et laisser mourir. Nous l’avions même vu se marier — et perdre son épouse — dans Au Service secret de Sa Majesté. Mais, pour différentes raisons, Au Service secret de Sa Majesté avait toujours été considéré comme un « Bond » à part, et seul le prégénérique de Rien que pour vos yeux s’était permis de faire référence à cet épisode.


A l’inverse, Casino Royale version Craig n’a été que la première étape d’une exploration de la vie intime de Bond. Quantum of Solace se présentait à maints égards comme une quête dans laquelle Bond essayait de nouveau de retrouver son Eurydice, mais par procuration (il évitait à une jeune femme de subir le même traitement qu’Eva Green). Puis est arrivé bien sûr Skyfall, chef-d’œuvre d’originalité et de courage, puisque, à travers toute la dernière partie située dans le manoir familial éponyme, nous était enfin livrée la fiche d’État-civil complète du héros et son traumatisme de jeunesse, à savoir la mort de ses parents.


Skyfall ayant eu le succès que l’on sait, producteurs et scénaristes ont décidé avec Spectre de continuer sur la même lancée, et les premiers résultats de Spectre à travers le monde semblent indiquer qu’ils ont fait un judicieux calcul. Il n’en reste pas moins que l’intérêt de Skyfall venait de son caractère exceptionnel et que transformer une exception en loi, c’est par définition lui enlever ce qui faisait son charme. Outre le fait que la nouvelle « révélation » qui nous est ici offerte n’en est une que pour les naïfs qui n’ont pas mis le nez dans Internet depuis plus d’un an, qui n’ont pas remarqué que la plupart des « Bond » sont construits sur le thème des frères ennemis, et qui ne savent pas que l’organisation nommée Spectre a toujours eu à sa tête un méchant monsieur nommé Blofeld — outre, donc, la vertigineuse platitude du coup de théâtre final, il y a, dans cet accent mis sur la personnalité de Bond, un contresens fondamental. Comme l’a souligné le critique de The Economist, Bond avait à l’origine été conçu par Fleming comme un espion parmi tant d’autres, un instrument, un simple rouage dans la mécanique de l’espionnage de la Guerre froide, bref, comme l’agent 007 et non 001, et mettre l’accent sur sa personnalité finit par ôter tout leur sens à ses aventures [1]. Un héros règle toujours dans une certaine mesure des comptes personnels, mais il agit en priorité pour l’ordre et la sécurité du monde. Si Bond se met à réaliser ses exploits uniquement pour régler des rivalités de cour de récréation, ses exploits deviennent parfaitement insignifiants. Et c’est bien ce qui se produit dans Spectre. Le spectateur aura comme d’habitude sa dose de décors exotiques, d’explosions, de cascades. Plus que sa dose, même, puisque le film dure près de deux heures et demie, mais toute cette agitation est d’une gratuité affligeante — l’Aston Martin nouveau modèle finit au fond du Tibre au bout de cinq minutes — et nous fait paradoxalement retomber dans les stéréotypes mêmes qu’on prétendait bannir. Monica Bellucci a-t-elle la naïveté de croire que, comme le lui avait assuré le réalisateur Sam Mendes, la Bond Girl qu’elle interprète est révolutionnaire ? Oui, elle a plus de cinquante ans. Mais elle disparaît définitivement de l’écran aussi vite que l’Aston Martin, et Bond a tôt fait de concentrer son attention ailleurs, sur une Léa Seydoux qui pourrait presque être sa fille. Sans compter que la mâle assurance que Craig a acquise au fil des ans lui ôte une partie de la fragilité qui faisait l’essentiel de son intérêt. Significativement, M, Q et Moneypenny ont des rôles nettement plus développés que d’habitude, car il faut bien étoffer l’affaire.


Tout cela est bien entendu très bien filmé, très bien mis en scène, très bien emballé, très bien ficelé. Mais qu’importe le flacon si le flacon est presque vide ? Et si le plan diabolique du méchant est passablement fumeux ? Celui-ci s’est mis en tête de dérober toutes les données informatiques des principaux services secrets du monde. Big deal. Un Américain de quinze ans a réussi il y a un mois à s’introduire dans l’ordinateur du chef de la CIA. Avons-nous besoin pour ce genre de chose d’un Blofeld ? Le film, en outre, ne tient pas compte de certains retournements consécutifs au développement frénétique de l’information dans le monde contemporain. Par exemple, la publicité, qui était au départ la manne d’Internet, finit par être contreproductive, puisque la multiplication d’écrans publicitaires détourne les internautes de certains sites. En outre, la divulgation systématique de certaines informations fait que ce qui pouvait surprendre et ébranler les foules il y a encore trente ans est devenu monnaie courante et ne saurait désormais être envisagé comme un moyen de pression.


Bien sûr, dans l’affaire de famille mal recomposée racontée par Spectre, on peut s’amuser à déceler des mises en abyme. Bond, vite orphelin de son père littéraire Ian Fleming, repris en main par des pères adoptifs de cinéma (Albert Broccoli, père de Barbara, et Harry Saltzman). Bond, faux frère du méchant, comme Michael G. Wilson est le faux frère de Barbara Broccoli, puisqu’il est issu d’un premier mariage de la mère de Barbara… Mais il n’est pas sûr que l’on attirerait les foules en leur vendant un film intitulé James Bond contre Docteur Freud.


En fait, comme l’a fort justement dit le critique de l’Irish Times, ce n’est pas le travail qui manque pour l’agent 007 sur notre belle planète. Il pourrait, par exemple, s’attaquer aux terroristes internationaux, affronter d’authentiques menaces, s’infiltrer dans de vrais conflits. Mais comme la Guerre froide n’ose plus dire son nom et comme, box office oblige, il n’est pas question de heurter les susceptibilités de quelque public que ce soit, les dangers se font de plus en plus abstraits. Et rien n’est plus triste que le spectacle d’un homme d’action au chômage.


FAL


[1] Sans pour autant se plaindre, Sean Connery avait signalé à l’époque la difficulté de son travail : « Je dois interpréter un personnage qui n’a ni mère, ni père, qui vient de nulle part, qui n’a rien vécu avant de devenir 007 et qui, pour tout dire, est né à l’âge de trente-trois ans. »


SPECTRE

Réalisé par Sam Mendes

Avec Daniel Craig, Léa Seydoux, Christoph Waltz, Monica Bellucci, Ralph Fiennes



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6 commentaires

Le processus dont vous parlez se retrouve dans la série de romans « La Jeunesse de James Bond » (Young Bond, en VO).
Je serais curieux de savoir si ces livres sont cohérents avec les films et donc ce dernier, « Spectre ».

Non, ce n'est pas exactement la même chose. Les aventures de Harry James Potter Bond -- qui au demeurant n'intéressent pas grand monde en France -- se déroulent pendant la période même de sa jeunesse. Les films récents entendent nous révéler rétroSPECTRivement les lourds secrets de son enfance, dans une large mesure incompatibles avec sa fonction. Franchement, vous seriez chef de l'Intelligence Service, vous engageriez un type dont vous savez qu'il a passé sa jeunesse dans la même famille que le plus grand terroriste du monde? Vous me direz que ce pourrait précisément être un bon argument pour le faire. Mais dans ce cas-là il n'y aurait rien de secret...

 Je n'ai pas encore vu le film, mais je pense que ce que vous observez était simplement inévitable après Skyfall, qui cloturait déjà un cycle (encore qu'il aurait d'ailleurs pu n'être envisagé que sur les deux versants plein / vide, vie / mort de l'enchaînement Casino Royale / Quantum). Comment était-il envisageable de faire autre chose qu'une oeuvre surnuméraire, de surcroît avec le même réalisateur et le même acteur? Il faut savoir s'arrêter... Par ailleurs le thème du "jumeau" ou "frère" était déjà dans le très mythologique Skyfall et dans le très pachydermique Goldeneye. Accoler à James un frère réel relève de la balourdise de stagiaire scénariste... (qui n'aurait vu aucun Bond précédent ni lu René Girard).

Didier D

Je sentais bien, en commençant à lire le commentaire de "FAL", qu'il fallait que je m'arrête immédiatement.


Mais voilà: j'ai continué et le fameux coup de théâtre, que j'avais deviné, n'en est plus un! J'irai tout de même voir ce nouvel opus comme quelqu'un qui commence un polar en lisant d'abord la dernière page —cela a toujours son charme, malgré tout.

Serait-ce cracovien...?

ce "cracovien" trahit un ancien élève de FAL... qui donc utilise ses "petites" astuces d'année en année ! 

Chers anciens élèves, dans quel monde vivez-vous? Puis-je citer ci-dessous quelques paragraphes d'un article que j'avais publié (ailleurs que dans le Salon) neuf mois avant la sortie du film? Alors, parler de coup de théâtre à propos de Spectre me semble bien abusif:


"L’un des premiers principes enseignés aux apprentis-scénaristes dans les écoles de cinéma américaines est le suivant : un conflit n’est intéressant que si les deux adversaires ont raison. Un conflit, bien sûr, parce qu’il ne saurait y avoir d’histoire sans conflit. Mais, dira-t-on, comment chacun des deux adversaires pourrait-il avoir raison, en tout cas dans des films tels que les « Bond », quand le public, avant même d’entrer dans la salle, part du principe que Bond est le Bon dont la mission consiste à éliminer un Méchant ?

 

            Est-ce si simple, vraiment ? Voyons, par exemple, cette manie qu’a Bond de voler au Méchant sa petite amie. Si cette petite amie glisse aussi facilement de l’un à l’autre, c’est sans doute parce qu’elle gagne au change, mais c’est aussi, forcément, parce qu’elle retrouve dans l’un une part de l’autre. Ne nous étonnons pas si Michael Billington, qui interprète dans l’Espion qui m’aimait l’amant de Barbara Bach, avait passé des tests pour interpréter Bond lui-même avant que Roger Moore ne s’empare du rôle. Ne nous étonnons pas non plus si Charles Gray a prêté ses traits à Blofeld dans les Diamants sont éternels après avoir incarné un allié de Bond dans On ne vit que deux fois.

 

            L’une des manières de justifier la parenté entre Bond et le Méchant consiste à présenter celui-ci comme un Bon(d) qui, à cause de l’intrusion d’un grain de sable dans sa petite machine personnelle, aurait mal tourné. Les Méchants de GoldenEye ou de Skyfall ne sont autres que des collègues de Bond qui estiment, à tort ou à raison, avoir été trahis par l’institution qu’ils défendaient. Inversement, Bond lui-même n’est pas loin de céder à son « côté obscur » dans toute la première partie de Skyfall.

 

            Il ne faut certes pas prendre pour argent comptant toutes les rumeurs qui ont pu circuler à propos de Spectre à la suite du piratage du site de Sony, mais si, comme on l’a dit, l’une des révélations du nouvel épisode de la série devait être que Bond et Blofeld ont été élèves dans la même école ou dans la même institution du temps de leur jeunesse folle, cela ne serait pas à proprement parler un scoop. Tout juste une confirmation. Un simple retour aux sources, en fait : Fleming avait emprunté le nom « Blofeld » à l’un de ses camarades de classe. Mieux encore : n’avait-il pas choisi de faire de Blofeld son propre frère jumeau en le faisant naître le 28 mai 1908, autrement dit le même jour que lui, Fleming ?"


Quant à vos sourires légèrement ironiques sur "Cracovie"... Si vous vous en souvenez encore, c'est que ce thème cher à Freud et à Grateloup ne doit pas être totalement insignifiant...