Andrzej
Zulawski, dont la production, depuis 2001, avait été essentiellement
littéraire, revient au cinéma avec une adaptation librement fidèle, made in France mais tournée au Portugal,
du roman de son compatriote Gombrowicz Cosmos.
[L’article
qui suit est dû au critique et documentariste britannique Daniel Bird, si épris
de culture et de cinéma polonais qu’il vit depuis plusieurs années à Varsovie,
mais qui s’inquiète, ou tout au moins s’interroge, face à certaines évolutions
récentes de son pays d’adoption. C’est cet aspect des choses qu’il voudrait
faire sentir aux spectateurs français — et aux lecteurs du Salon
littéraire — qui iront voir le nouveau
film d’Andrzej Zulawski, Cosmos.]
« Nous
sommes tous influencés par Gombrowicz. » Cette phrase n’a pas été
prononcée récemment par Andrzej Zulawski à l’occasion de la promotion de son
nouveau film, Cosmos. Elle date d’il
y a dix-sept ans, et répondait à une question qui lui avait été posée sur les
aspects surréalistes de son travail et sur sa parenté artistique avec Walerian
Borowczyk, Jan Lenica, Roman Polanski et Jerzy Skolimowski. Il n’y a jamais eu
en Pologne un mouvement surréaliste officiel, mais nombreux ont été les
« compagnons de route », par exemple Stanislaw Witkiewicz, Bruno
Schulz ou Bruno Jasienski, auteur de Je
brûle Paris, et Zulawski, donc, même
si son surréalisme, précise-t-il, n’était que le résultat d’un romantisme
polonais poussé à l’extrême.
Les rapports de Zulawski lui-même,
et de Gombrowicz avant lui, avec le romantisme polonais ne laissent pas d’être
complexes. Dans son Journal, Gombrowicz
s’empresse de dénoncer le talon d’Achille de sa Pologne natale, à savoir un
complexe d’infériorité permanent. Il ne supporte pas ces critiques qui se
croient obligés, pour affirmer la valeur de la culture polonaise, de faire le
détour par l’étranger. En expliquant par exemple combien Mann doit à la pièce de
Zygmunt Krasinski Nieboska komedia (la
Comédie non divine). Tout récemment encore, un festival itinérant de
« classiques du cinéma polonais » (ignorant d’ailleurs superbement les
œuvres de Zulawski, Polanski, Skolimowski et Borowczyk, sans parler du cinéma
pré- et post-communiste) allait chercher sa caution dans une estampille
« Martin Scorsese ». Ce complexe d’infériorité sait évidemment
prendre des formes perverses, par exemple dans tous ces développements sur
l’héritage franco-polonaisd’un
Chopin. Zulawski s’est attaqué à ce sujet dans la Note bleue, en proposant de George Sand un portrait pour le
moins peu flatteur, celui, pour ainsi dire, d’une femme vampire.
Jusqu’à Cosmos, Gombrowicz n’avait pas eu beaucoup de chance avec le
cinéma. Le Ferdydurke de Skolimowski,
de l’aveu même du réalisateur, était un ratage sans appel. Et Pornografia de Jan Jakub Kolski était tout
autant à côté de la plaque. Le Diable de
Zulawski, interdit par la censure à cause de ses allusions (pourtant voilées)
aux provocations policières lors des émeutes étudiantes de mars ’68, soutient
la comparaison avec la pièce de Gombrowicz
le Mariage, dans sa représentation onirique des liens familiaux. Zulawski
assure avoir tenu, tout au long du tournage de Cosmos, un journal paradoxalement intitulé « Comment je n’ai pas filmé Cosmos ». Étant entendu que cet aveu d’infidélité est en fait une
proclamation de fidélité : au « moi, moi et moi » qui ouvre le Journal de Gombrowicz répond ici une
démarche zulawskienne qui, en outre, n’est pas sans rappeler l’ambiguïté du
traitement que Polanski avait imposé à Macbeth,
en faisant planer sur le texte de Shakespeare l’ombre de sa tragédie
personnelle. Qui voit Cosmos voit
Zulawski tout à la fois valser et boxer avec Gombrowicz. Comment en effet ne
pas parodier un écrivain parodique dans l’âme ? Gombrowicz s’appliquait à
redessiner le monde autour de son nombril ; le personnage de Witold dans Cosmos, le film, devient de plus en plus
zulawskien, le roman qu’il écrit finissant par se métamorphoser en scénario et
la source de ses souffrances morales n’étant autre qu’une comédienne.
Qu’on ne s’y trompe donc pas :
la force de ce Cosmos est à trouver
dans sa défense et illustration de sa source littéraire bien plus que dans un
apparent détachement. Ce en quoi Zulawski est d’ailleurs très fidèle à
lui-même : malgré tous ses excès et ses allures de bande dessinée, l’Amour braque s’appuyait sur la
critique littéraire en vogue à l’époque (celle de Bakhtine relayée par Kristeva
et Todorov), et le surréalisme de Mes
Nuits sont plus belles que vos jours, que ce soit à travers le prisme de la
poésie de caniveau de Roda-Gil ou à travers les propres compositions poétiques
du réalisateur, n’était pas moins verbal que visuel. Le Cosmos de Zulawski offre dans ses meilleurs moments un festival de
rimes et de rythmes, dans le texte et à partir du texte. Comme l’avait fait
Paradjanov avec Sayat Nova (sur la
vie d’un poète arménien mort en Géorgie),
Zulawski dans Cosmos parle tout
autant de son sujet que de lui-même et réussit magnifiquement à transposer sur
l’écran la perversité de la prose de Gombrowicz.
La portée politique de l’œuvre
cinématographique de Zulawski a toujours été systématiquement ignorée. C’est
que, à la différence de Wajda qui va toujours droit au but, Zulawski a toujours
préféré dans ce domaine les chemins de traverse. L’année où Wajda remportait la
Palme d’Or à Cannes pour son Homme de
fer, Zulawski racontait dans Possession
l’histoire d’une idée prenant une forme physique pour se faire meurtrière.
Il offrit des variations sur le même thème avec la Femme publique, où s’entrecroisaient des allusions à la
tentative d’assassinat du pape Jean-Paul II et aux liens de Fassbinder avec les
groupes d’extrême gauche. Il est intéressant de noter que Cosmos, qui marque son retour au cinéma après quinze ans, est
distribué en France quelques semaines à peine après que le parti polonais
« Droit et Justice » (Prawo i
Sprawiedliwość, PiS) s’est emparé de la totalité du parlement de Pologne.
On pensera ce qu’on voudra de ce film, mais on doit avoir à l’esprit le sens de
la démarche de Zulawski lorsqu’il choisit aujourd’hui d’adapter Gombrowicz.
Gombrowicz est l’antithèse de tout ce que le PiS entend représenter. Gombrowicz
était un émigré ; Gombrowicz se méfiait du nationalisme polonais ;
Gombrowicz pensait que la sexualité ne devait pas être cantonnée dans
l’arrière-boutique.
Au Festival de Locarno, Cosmos a valu à Zulawski le Léopard d’Or
de la Mise en scène. Beau symbole : les léopards gardent sur leur robe les
mêmes taches toute leur vie. Que ce soit dans son œuvre polonaise ou dans son
œuvre française, dans ses films « grand public » ou dans ses films
« art et essai », Zulawski n’a jamais cherché à devenir membre de
quelque club que ce soit. Le cinéaste iconoclaste John Waters a pu déclarer, à
propos du film de Todd Haynes (encore inédit) Carol, que la seule transgression possible aujourd’hui consistait à
choquer en usant du bon goût. Il n’est pas sûr que Cosmos soit l’illustration parfaite de ce principe, mais il tranche,
par son énergie, par son esprit ludique et par son amour du verbe, avec
certaines conventions très figées du cinéma « d’art et essai »
contemporain. Cosmos s’achève sur une
séquence qui permet au spectateur de gagner sur tous les tableaux, en combinant
l’amour des happy ends que nous avons
tous et l’incapacité de Gombrowicz à conclure (cf. son Journal). Rien à voir avec les dénouements de tous les films de
Judd Apatow, marquant l’accession du héros ou de l’héroïne à l’âge adulte, et
partant à l’ennui (v. à cet égard les intrusions d’Apatow dans le genre
« drame psychologique » — Funny People, 40 Ans : Mode d’emploi). Que ce
soit dans le Diable ou dans l’Amour braque, Zulawski s’est toujours
fait le chantre de la jeunesse, de l’innocence, de la naïveté (au sens originel du terme) entraînées malgré elles dans
les torrents d’un monde en décomposition. Le dénouement de Cosmos est comme l’éclair qui résume tout cela, et qui marque cette
fois le triomphe de la jeunesse, de la beauté et de la folie sur la maturité,
la laideur et la raison.
Daniel
Bird
(Traduction
et adaptation FAL)
COSMOS
Film écrit et réalisé par Andrzej Zulawski
Adapté du roman Cosmos de Witold Gombrowicz (disponible en Folio)
avec Sabine Azéma, Jean-François Balmer, Jonathan Genet, Johan Libéraux
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