J’ai survécu à ma mort, Chronique de la vie des prisonniers dans le camp de Mauthausen

Revoir de mémoire

 

Chronique de la vie des prisonniers dans le camp de Mauthausen, J’ai survécu à ma mort est un film tchèque tourné en 1960 qui, après avoir été ignoré pendant des décennies, pourrait bien s’imposer lui-même aujourd’hui comme un « revenant ».

 

Il est des moments où l’on se dit que Thémistocle eut bien raison d’envoyer paître l’espèce de gourou qui proposa un jour de lui livrer le secret de la mémoire. Le secret de la mémoire ? Thémistocle aurait de loin préféré qu’on lui révèle la recette de l’oubli.

L’expression « devoir de mémoire » qui s’est imposée, lentement, mais sûrement, depuis deux ou trois décennies n’est pas sans appeler quelques réserves. D’abord parce que, comme l’a montré Balzac — au demeurant avec une certaine amertume — dans la dernière page des Chouans, il faut de temps en temps remettre les compteurs à zéro si l’on veut que l’Histoire progresse. Ensuite parce que l’expression même « devoir de mémoire » recèle une inversion, sinon une contradiction interne. Mémoire du devoir, pourquoi pas ? Mais devoir de mémoire… ? peut-on vraiment donner des ordres à la mémoire ? Enfin parce que, si l’on comprend bien que la mémoire à laquelle renvoie cette expression est une manière de rendre hommage aux victimes, elle perpétue par la force des choses le souvenir des bourreaux et contribue souvent à présenter comme des génies du mal de petits minables qui ont tout simplement profité d’une situation pour persuader les autres et se persuader eux-mêmes qu’ils détenaient une supériorité. Dans cet ordre d’idée, nous sommes assez gêné quand nous entendons les médias répéter à qui mieux mieux les noms de terroristes. Puisque ces terroristes commettent des actes inhumains, donc innommables, mieux vaudrait laisser leurs noms dans l’ombre.

Nous ne sommes pas loin de penser que les meilleurs films jamais tournés sur, donc contre le nazisme sont des comédies. Il y a bien sûr l’insurpassable To Be Or Not To Be de Lubitsch et le Dictateur de Chaplin, mais le Mein Führer, plus récent (2007), de l’Allemand Dani Levy n’est pas mauvais non plus. Le mot célèbre de Pierre Desproges résume tout : « Hitler, non seulement il était nazi, mais en plus il faisait pipi dans la mer. »

Cela ne veut pas dire que les films réalistes soient voués à l’échec, mais Spielberg ou Wajda ont dû se rendre à l’évidence : arrive toujours le moment où l’on ne saurait montrer l’immontrable, qui est pourtant le cœur du sujet. Il faut la bêtise consommée de certains critiques français pour reprocher au premier d’avoir fait jaillir de l’eau des pommeaux de douche de la Liste de Schindler et au second d’avoir choisi une fin légèrement onirique pour Korczak (film scandaleusement méconnu et très rarement édité).

Avec J’ai survécu à ma mort, du Tchèque Vojtěch Jasný, la situation se complique, puisqu’on a affaire, si l’on peut dire, à un double exercice du devoir de mémoire. La brochure qui accompagne le dvd qui sort ces jours-ci à l’initiative de l’Amicale de Mauthausen s’intitule d’ailleurs « Une Deuxième vie pour J’ai survécu à ma mort ». Tourné en 1960, ce film, nous assure-t-on, connut en France une diffusion assez importante pendant une vingtaine d’années — au point d’ailleurs de donner lieu à une thèse universitaire en 1986 —, mais dans un circuit qui n’incluait que des ciné-clubs, des lycées, des facultés, à l’écart donc des circuits de distribution commerciaux traditionnels. Après, plus rien ou presque, ni du côté des historiens de la Seconde Guerre mondiale, ni du côté des historiens du cinéma.

J’ai survécu à ma mort ne présente pas de véritable intrigue, si ce n’est peut-être dans les vingt dernières minutes, qui tournent autour d’une substitution d’identité — mais on aura compris que le titre a un double sens, et qu’il définit de manière générale la situation de tous les « revenants » qui ont survécu aux camps. A travers le regard du personnage semi-fictif d’un boxeur tchèque (qui se retrouve là parce qu’il a eu la mauvaise idée de remporter un combat contre un autre boxeur dont il ignorait qu’il était membre de la Gestapo) nous est présentée une chronique de la vie des prisonniers et, à un moindre degré, de celle de leurs bourreaux, dans le camp de Mauthausen. Mauthausen n’était pas un camp d’extermination — certains prisonniers pouvaient même s’offrir les commodités d’un bordel —, c’était un camp de travail. Mais les hommes y mouraient quand même comme des mouches, d’épuisement, ou sous les balles de leurs gardiens quand ceux-ci jugeaient qu’ils étaient trop faibles pour présenter encore quelque utilité.

Pour être franc, il n’y a rien dans ce film que nous n’ayons déjà vu ici ou là, d’autant plus que le réalisateur et son scénariste, Milan Jaris (crédité parfois à tort comme réalisateur), s’abstiennent, avec raison, de s’attarder sur la « psychologie » des bourreaux : ceux-ci n’obéissent pas à une idéologie, même s’ils se réfugient parfois derrière les ordres du Führer pour justifier leurs actes ; le prouve la manière dont l’un d’entre eux n’hésite pas à exécuter un chanteur juif alors que celui-ci est en train de chanter, non pas quelque chant du ghetto, mais l’Ave Maria  de Schubert. Le camp, à une ou deux exceptions près, est pour ces messieurs le paradis qui leur permet de déchaîner leur sadisme en toute impunité. Se suivent donc toutes les séquences qu’on peut attendre dans un pareil « décor » : trafics à l’intérieur du camp, hostilités entre les prisonniers eux-mêmes, travaux forcés, humiliations, tortures, et surtout, absurdité de toute cette mécanique, résumée par cette séquence dans laquelle on voit un prisonnier risquer sa vie pour trouver le pain qui pourrait sauver un camarade à bout de forces, mais qui s’entend dire, lorsqu’il revient, que son pain ne sert à rien : il arrive trop tard.

Aucune révélation, donc, mais, puisqu’il s’agit ici de mémoire, il convient d’avoir à l’esprit deux ou trois choses. La première, c’est qu’au début des années soixante, le public n’avait pas autant entendu parler du système concentrationnaire que nous en avons entendu parler aujourd’hui : si Robert Anthelme a publié l’Espèce humaine dès 1947, ce n’est qu’en 1958 qu’est paru en France Si c’est un homme de Primo Levi. La seconde, c’est que, n’en déplaise à certains qui récusent le terme totalitarisme sous prétexte qu’il mettrait dans le même sac des régimes de type différent, la dénonciation du fonctionnement d’un camp nazi sur un écran n’était sans doute pas seulement, dans les années soixante, la dénonciation d’un camp nazi. Bref, même si, comme nous l’avons dit, J’ai survécu à ma mort est édité sous le patronage de l’Amicale de Mauthausen, rien n’empêche de considérer ce film, aujourd’hui encore, comme une métaphore.

Ce qui nous amène à dire un mot de sa mise en scène, à la fois virtuose et tranquille, qui mêle avec une surprenante fluidité plans subjectifs et plans objectifs. De son extraordinaire utilisation du noir et blanc, de la force étonnante de ses scènes de nuit alors même que la copie qu’on nous offre n’a été que modérément restaurée. Bien sûr, une question se pose, la plus grave peut-être à propos d’un tel film : n’y a-t-il pas, pour un sujet pareil, quelque chose d’indécent dans ce soin apporté à l’esthétique ? Ce serait indécent si c’était complaisant. Mais il y a, en fait, quelque chose de flaubertien ou de baudelairien dans un tel choix : ars est homo additus naturae. L’art est ici la réponse humaine à l’inhumanité des bourreaux, celle qui transforme leur boue en or.

 

FAL

 

Přežil jsem svou smrt (J’ai survécu à ma mort) [1960]

Réalisé par Vojtěch Jasný

Avec Frantisek Pterka, Václav Lohniský, Rudolf Asmus.

Dvd : Mille et Une Productions, Arcades Distr.

 

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