Mort d’Andrzej Wajda : plaidoyer pour un chef-d’œuvre oublié

Mort d’Andrzej Wajda


Andrzej Wajda, qui vient de mourir, était un peu la figure institutionnelle du cinéma polonais. Trop institutionnelle ? Certains de ses confrères et de ses disciples entretenaient avec lui les rapports contradictoires qu’on entretient avec un père et ne lui vouaient pas forcément une admiration inconditionnelle. Il y a à peine quelques semaines, dans le documentaire de Daniel Bird The Other Side of the Wall : The Making of Possession, programmé par L’Étrange Festival dans le cadre d’un hommage à Zulawski (lui-même disparu en février dernier), on pouvait voir celui-ci ironiser gentiment sur la Palme d’or décernée en 1981 par le jury de Cannes à L’Homme de fer : "On peut dire aujourd’hui que ce qui a valu à ce film la Palme, ce ne sont pas ses qualités artistiques, mais bien plutôt ce qui se passait alors avec Solidarité, et cette explosion qui, petit à petit, se dessinait en Europe de l’Est. Il fallait, à travers ce film, soutenir ce mouvement. Il fallait donner la Palme d’or à Wajda."

Mais ce que Zulawski, ancien assistant de Wajda, ne dit pas, c’est que les voies des jurys sont impénétrables et qu’il peut y avoir des injustices dans les deux sens. Neuf ans plus tard, toujours à Cannes, Wajda ne récoltait que mépris pour un film magnifique, et encore étonnamment méconnu vingt-cinq ans plus tard, Korczak.

On nous permettra de republier ici un texte que nous avions publié il y a trois ans sur un site aujourd’hui disparu. Il ne ne s’agit pas en la circonstance de rendre un hommage global à Wajda en évoquant toute sa carrière, mais de contribuer, dans la mesure de nos très modestes moyens, à corriger une injustice.


CRITIQUE DE LA DÉRAISON IMPURE


Plaidoyer pour un chef-d’œuvre oublié.


Puisque 2013 est largement entamé, il est temps de signaler au public français que 2012 a été officiellement pour les Polonais « l’Année Korczak ». A vrai dire, il y a eu en France aussi quelques manifestations à la mémoire de ce médecin mort à Treblinka en 1942, mais qui en a rendu compte ? Où, par exemple, a-t-on mentionné la très judicieuse réédition en poche, chez Robert Laffont, de son Journal du Ghetto (composé non pas d’anecdotes, mais de réflexions sur la signification d’une occupation) ? Qui a pris la peine de rappeler que ses romans pour enfants ayant pour héros le Roi Mathias Ier continuaient d’être publiés chez Folio ? C’est loin, la Pologne…


Janusz Korczak, de son vrai nom Henryk Goldszmit, était un pédiatre qui, à Varsovie, était à la tête d’un orphelinat de deux cents enfants juifs, mais il avait compris avant beaucoup d’autres que ce qu’on appelle aujourd’hui la communication devait accompagner l’action : il tenait par exemple régulièrement des chroniques à la radio (« les Causeries du Vieux Docteur ») ; il écrivait dans les journaux ; il composait, comme on vient de le dire, des fictions pour la jeunesse… C’était une figure tellement populaire qu’il est bien rare que les films qui se passent à Varsovie pendant la guerre ne le fassent pas apparaître au détour d’une séquence — on le croise par exemple dans Le Pianiste de Polanski. Il a même fait l’objet de plusieurs biopics, et c’est de celui d’Andrzej Wajda, présenté en 1990 au Festival de Cannes, que nous voudrions dire ici un mot, pour rétablir une certaine justice.


Car cette année-là, au Festival de Cannes, ce fut la curée. L’inénarrable Claude Lanzmann, pour qui bien entendu le seul film méritant d’exister sur la Seconde Guerre mondiale ne saurait être que Shoah, demandait à Daniel Toscan du Plantier comment la Gaumont avait bien pu choisir de distribuer un pareil film. Le Monde, portant aux nues le pesant Chasseur blanc, cœur noir de Clint Eastwood, présenté en compétition le même jour que Korczak, dénonçait en Wajda un abominable négationniste. Un coup d’œil sur le site de la Cinémathèque française permet de voir que l’ensemble de la presse française aboyait de la même manière, avec toutefois une exception, qu’il convient de saluer ici : Jean Daniel, dans Le Nouvel Observateur, trouvait le film admirable — tellement admirable qu’il ne s’efforçait même pas de le défendre, ce qui était peut-être une erreur stratégique.


Peut-être voulait-on punir Wajda d’avoir mis en scène, dans un de ses précédents films, des juifs qui ressemblaient fort à des caricatures, mais, comme il arrive parfois dans les cours de justice, on se trompait de procès. Car que reprochait-on au juste à son Korczak ? En gros, deux choses. La première, c’était de présenter comme un héros un dangereux illuminé qui, têtu comme une mule, avait été en grande partie responsable de la déportation et de l’extermination de ses deux cents orphelins en 1942. Ne l’avait-on pas mis en garde contre les intentions des nazis ? Certains lui avaient même suggéré, tant qu’il était encore temps, de mettre tous ses enfants à l’abri du danger en les éloignant discrètement de Varsovie. Il avait toujours refusé. Et il avait refusé alors même qu’il avait lui-même été tabassé par la Gestapo un jour qu’il était allé se plaindre des restrictions insupportables qui étaient imposées à son orphelinat ! L’autre reproche, celui du Monde, visait essentiellement la dernière scène du film : Wadja montre le train qui conduit les enfants et Korczak vers le camp de Treblinka, mais, au milieu de la campagne, les wagons se détachent miraculeusement de la locomotive, qui poursuit toute seule son chemin. Les enfants descendent et forment derrière Korczak une file indienne pour jouer avec lui « au train » au milieu des herbes folles comme ils avaient coutume de le faire dans les couloirs de l’orphelinat.


Que répondre à la première attaque ? Korczak a indubitablement péché par naïveté, ou par vanité, comme on voudra. Mais cet aveuglement fatal, c’est celui de la démocratie face à la dictature, de l’agneau face au loup. Il est toujours dangereux de croire en l’homme quand l’adversaire est une bête sauvage, de le créditer d’une certaine rationalité quand il n’est que pulsions. Mais comment faire autrement si l’on veut éviter de devenir soi-même bête sauvage ? C’est, paradoxalement, cette impuissance de la démocratie face au terrorisme qui a toujours fait sa grandeur. Peut-on décemment en vouloir à Korczak d’avoir imaginé que personne n’oserait s’en prendre à ses orphelins ? Dire que la chose était prévisible, ce n’est pas seulement faire une prophétie après l’événement, c’est accepter la barbarie nazie comme un fait normal et naturel. Korczak lui-même a tout résumé en quelques mots, répondant à l’officier allemand qui voulait le "dispenser" d’accompagner ses pensionnaires : "Moi, sans les enfants ? Je craindrais de vous ressembler."


L’autre reproche est d’une telle mauvaise foi qu’on se demande comment il a pu simplement être exprimé. Revoyons les derniers plans de Korczak : les wagons se détachent de la locomotive au ralenti. Rêve pieux, donc. Et, pour tous ceux qui n’auraient pas compris, un texte arrive en surimpression — l’honnêteté oblige à dire que nous ne savons pas s’il apparaissait ou non dans la copie présentée à Cannes — pour indiquer quel fut, dans la réalité, le sort réservé à Korczak et à ses deux cents enfants. On n’est pas loin de penser que les critiques français ont été, en voyant ce film, victimes d’une hallucination collective.


Si cette hallucination n’était pas aussi scandaleuse, elle pourrait être étudiée comme un exemple de cette bizarrerie du cinéma, qui est que nous voyons souvent des choses qu’il ne nous montre pas. C’est sa force, et l’on pourrait dire que, de même que l’essentiel de la littérature est entre les lignes, l’essentiel du cinéma est souvent entre les images. Mais cette « liberté » accordée au spectateur n’est pas sans danger lorsque celui-ci se sent morveux et décide de s’offrir une douteuse catharsis sur le dos du réalisateur.


On pourra appliquer ici à Wajda la brillante analyse faite à propos de Spielberg par Michel Etcheverry dans le Dictionnaire de la pensée du cinéma (1) : "Spielberg fait figure de cas d’école pour qui veut démontrer que l’on méprise parfois un cinéaste non pour ce qu’il est, mais parce que l’on projette sur lui ce que l’on n’a pas envie d’y voir. On le prend donc pour un marchand de bonheur alors que c’est un pessimiste. La pratique du happy end — qu’on lui a beaucoup reprochée, notamment dans La Liste de Schindler (2) — n’est chez lui qu’une manière de rééquilibrer et de rendre acceptable une noirceur qui confine à la misanthropie."


Suite logique des mauvais traitements cannois, Korczak fut distribué dans les salles à la sauvette pour tomber très vite dans l’oubli. Inutile de chercher aujourd’hui un dvd pour le (re-)voir et le juger objectivement. Pour être précis, il en existe une édition polonaise, mais non sous-titrée, et incluse dans toute une "collection Wajda", qui doit coûter la bagatelle de 150 euros. Peut-on murmurer ici que l’exception culturelle doit être trouvée dans le téléchargement, qui permet de voir ce film avec des sous-titres français ou anglais ? (3)


FAL


Korczak, d’Andrzej Wajda, avec Wojciech Pszoniak (scénario : Agnieszka Holland).


Remerciements : Nicolas Rioult.



(1) Sous la direction d’Antoine de Baecque et Philippe Chevalier. PUF, Quadrige, 2012.

(2) Le nom de Wajda apparaît au générique de ce film dans la liste des remerciements.

(3) Quelqu’un nous souffle à l’oreille que le film est visible intégralement sur YouTube, mais nous n’avons bien évidemment rien entendu.


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