Entretien avec François Cluzet à propos de "La Mécanique de l'ombre"

Le film d’espionnage n’est en rien une spécialité française. Les maîtres en la matière restent les Anglais et pas seulement du fait d’Alfred Hitchcock et John Le Carré. Pour son premier film, Thomas Kruithof, se lance dans les méandres des couloirs de la méfiance. Comme il connait ses classiques par cœur (à commencer par l’immense Conversation secrète), il parvient à créer une ambiance, à faire croire en son histoire oppressante au cœur de laquelle un individu lambda se trouve broyé par une implacable mécanique. Ce "héros" qui n’en est pas un aurait pu être incarné par Yvan Attal (on sait à quel point il aime jouer les victimes). Pourtant c’est François Cluzet qui s’y colle. Tout en sobriété il donne corps à la fois à son scribe et au film tout entier.


Comment présenteriez-vous votre personnage ?

Il encaisse ! Il est comme un grand boxeur !... Il sort du chômage, période durant laquelle il s’est senti inutile. Je crois que c’est ce qu’il y a de plus douloureux dans le chômage : ne plus servir à rien. Il saisit une opportunité parce que le job est bien payé et il sera considéré. Il y a chez lui une forme d’obéissance et de gout du travail bien fait. Il ne se pose aucune question. Mais quand que, à son tour, il va être instrumentalisé, il prend peur. Il y a un délire de paranoïa chez lui mais à juste titre. C’était très intéressant à faire. Y compris les scènes seul dans l’appartement. Pour moi c’est un personnage qui ne se sent pas concerné, un solitaire avec une vie finalement assez triste.

En plus il fait des puzzles !

Tout à fait ! C’était écrit dans le scénario mais quand je suis arrivé sur le tournage et qu’il y avait ce puzzle devant moi, j’ai senti un grand vide. Son seul passe-temps c’est de faire des puzzles dans la cuisine ; pour moi c’est un pauvre gars. Mais plus le film avance, plus il découvre en lui une force insoupçonnée. C’est ce qui me plaisait en lui. C’est un film de divertissement, à suspense, dans lequel le personnage crée lui-même le suspense. Dans chaque scène il y a une nouvelle surprise. J’avais repéré ça à la lecture du scénario et je me disais : "Si on réussit notre coup, ça va être captivant du début jusqu’à la fin !"


Quelles étaient les exigences de ce rôle ?

Il faut un gros travail en amont pour essayer de comprendre les méandres dans lesquelles passe mon personnage. On a essayé de tourner dans la chronologie mais il était quand même très important d’avoir une montée chromatique de son anxiété. Il fallait aussi mettre en évidence la façon dont il espère s’en sortir. Les exigences venaient aussi du fait que rien ne passe par le dialogue. C’est un taiseux, tout se passe dans sa tête. Dont il faut les penser très fort pour qu’elles soient lisibles dans ses yeux. La peur notamment mais aussi son questionnement.


Le scénario vous a-t-il aidé ?

Oui car c’était un scénario très abouti. Le point de vue du metteur en scène était très aigu, très exigeant. Nous avons beaucoup travaillé en amont mais ensuite, sur le tournage, je devais essayer de vivre la situation, sans la jouer, pour que le spectateur puisse s’identifier au maximum au personnage. Je pense toujours qu’il faut laisser une marge de manœuvre au public : c’est dans la salle que tout se joue. Si les acteurs en donnent trop à l’écran, il n’y a plus rien à faire dans la salle et c’est frustrant.


Avez-vous apporté des éléments à votre personnage ?

Non, tout était écrit. Les décors m’ont beaucoup aidé. Des décors très lourds qui me comprimaient. Je sentais l’étau se resserrer. C’est une situation très désagréable de se sentir de plus en plus comprimé. Plus on avançait dans le tournage, plus les décors étaient noirs, plus la lumière était sombre. Tout ça aide beaucoup dans le jeu.


En tant qu’acteur célèbre avez-vous l’impression d’être scruté en permanence ?

Je n’e m’en occupe pas trop. Nous acteurs, nous sommes exhibitionnistes mais il faut se méfier du narcissisme, de l’égo hypertrophié.


Quel genre d’acteur êtes-vous ?

Moi, j’essaie de faire mon boulot le mieux possible. J’ai beaucoup réfléchi, parce que je suis passionné et je pense que le rôle d’un interprète c’est d’être vivant. Il y a bien longtemps que je ne joue plus parce que je trouve que ce n’est pas la fonction d’un acteur de jouer. Sa fonction c’est de vivre la situation. C’est ça qui me plait. J’aime cette idée de vivre les situations et de ne pas chercher les grandes scènes. Longtemps j’ai cru qu’en faisant comme ça il n’allait rien se passer, alors j’avais tendance à surjouer. Mais j’ai fini par me rendre compte que ça rendait les choses plus concrètes. Intouchables m’a beaucoup appris là-dessus car je suis un acteur physique mais là je ne pouvais pas jouer avec mon corps.


Quel genre de réalisateur aimez-vous ?

Je pense que c’est toujours trop tard les indications d’ordre psychologique au moment du tournage. Souvent, les metteurs en scène vous expliquent la scène en vous réexpliquant le scénario. Je leur réponds : « Je l’ai déjà lu ! » La direction d’acteur ne sert pas à grand-chose. Il faut poser toutes les questions avant le tournage et bien écouter le metteur en scène. Moi, je lis le script jusqu’à le connaitre quasi par cœur, je note toutes les questions, idiotes ou pas, j’en réfère au réalisateur. Ensuite la direction de jeu n’est utile que si vous prenez une mauvaise direction ! Normalement, un bon acteur n’a pas à être dirigé, sauf sur le rythme et sur l’humeur.



Propos recueillis par Philippe Durant



LES MECANIQUES DE L’OMBRE

De Thomas Kruithof, avec François Cluzet, Denis Podalydes, Sami Bouajila, Simon Abkarian

Sortie le 11 janvier 

1h33


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