Chez Claude-Henri Rocquet, en sa maison de Gordes

Malgré maints patients efforts pour les différencier proprement, les rendre chacune à elle-même, je ne sais pourquoi n’y étant jamais arrivé, rien à faire, je mélange donc toujours très facilement dans mon souvenir l'une et l'autre des deux dernières fois où je retrouvai Claude-Henri Rocquet chez lui, à Gordes.
Aussi, à force d’y être tellement intimement liées, mêlées, entrecroisées, les deux ne font finalement pour moi à jamais plus qu’une en mon esprit : toute en petites touches, impressionniste. Ce qui, je le crois, ne l'aurait certainement pas fâché.
Je nous revois à la petite maison du couple, quartier dit de la Fontaine basse où je viens de descendre pedibus, mais comme une plume, par l’aérien chemin pentu de Bel-Air qui atterrit juste sous ses fenêtres.
Joie effervescente de se revoir et de tout de suite pouvoir s’embrasser pour de vrai, pour de bon, non plus seulement par écrit et à distance au moment de clore une lettre, un courriel, ou bien en paroles juste avant de raccrocher le combiné du téléphone ! Dernières nouvelles tout d’abord, puis, de là, démarre et file la conversation…
Nous étions à l'entrée de l'automne, peu avant midi. Lumière pure déjà, et température  idéale. Repas bientôt pris en terrasse de plein air sous les auspices d'Annik – et non d’Annick, attention ! – sa vigilante épouse : Ma tyrannique Annik m'attire, a-t-il écrit.
Pas de grande cuisine raffinée, mais une sorte d’honnête et délicieux repas de berger, jusqu’aux fromageons de chèvre du coin, excellents, en effet.
À l’improviste, dans le cours lui aussi savoureux de l’amicale conversation, Claude s'interrogeant soudain tout haut à plusieurs reprises, et à plusieurs niveaux, sur l'œuvre de Char toute entière et sur certains de ses aspects, prenant à mon avis le poète – j’en eus en tout cas tout de suite le sentiment – en guise de paravent ou, plutôt, pour sibyllin prétexte ; s'interrogeant en fait ainsi lui-même devant nous sur son œuvre personnelle, mais en abyme d’une autre, donc. Voulant s’enquérir et capter, sans doute, notre réaction au dépourvu : besoin de tout d’un coup se rassurer quelque peu ? Qui sait ? Peut-être. 
Question passablement délicate, donc, en le cas, que celle de lui répondre ; à laquelle cependant Annik, connaissant, bien sûr, assez son grand homme, fit face subtilement, avec tac, tout en douceur et intelligence, en lui lançant une invitation prouvant – explicite – qu’elle aussi n’était pas dupe : Tu n'as qu'à le relire, Claude, et juger de toi-même !
Ce à quoi je ne pus qu’uniquement acquiescer car ne connaissant vraiment pas assez la poésie de Char, ni la sienne d’ailleurs à l’époque, pour pouvoir me prononcer et puis argumenter.
Je nous revois ensuite à l’intérieur, un verre à la main, puis un autre, installés au creux de grands et profonds fauteuils en la douce clarté d’un vif feu de cheminée, là même où : Je vide la corbeille et je mets à flamber entre les grandes bûches
des esquisses de lettres et des enveloppes vieilles de vingt saisons : j'attendais un jour de novembre ou d'octobre pour faire le vide et changer en flamme toute cette écriture.
Assis dans un fauteuil, vêtu et comme armé d'un gros pull-over, je regarde le théâtre du feu devant la plaque noire et fendue.
Face à nous, sur le rebord du manteau de cette même rustique cheminée, et parmi quelques autres objets sans doute également très chers, posée là, debout, toute la partie métallique de ce qui reste d’un petit couteau à peindre, rouillé et meurtri certes, mais encore taché de bleu céleste, qui, aussitôt évoqué, fait virer de bord et redirige notre dialogue à trois tout droit en direction de notre chère amie commune, la peinture.
En l’occurrence, celle de Jean Deyrolle qu’Annik connut de près, ici à Gordes qu’il découvre en 47, et auquel Claude-Henri pense et veut croire que cet outil a appartenu.
Outil qu’il a trouvé et pieusement recueilli, autrefois perdu, égaré depuis des lustres, sur l’itinéraire familier allant de la maison qui fut l'habitation de l’artiste à l'autre qui fut son atelier ; non loin d’ici, comme Claude le raconte si bien, avec force, faisant de sa trouvaille-relique le sujet d’une méditation écrite justement intitulée, sobrement : Sur un chemin de poussière.
Deyrolle qui se trouve être, parmi les rares abstraits que je connais et apprécie, celui dont la contemplation des toiles – toutes, ou presque toutes, d’une matité extraordinaire, rigoureusement peintes à la tempera – me procure le plus d’intensité dans le grand plaisir d’y être confronté. Plaisir des sens et de l’esprit, les deux ensemble. Musique. Puzzles et équations magistralement résolus.
Peinture qui, quoique pour une part purement intello – forcément, puisqu’abstraite – se trouve être en même temps sensible à l’extrême et, pour cela, exaltante à souhait !
Nous débattons de certaines œuvres plus précisément, que nous connaissons par cœur, telle et telle, telle autre encore, qui nous paraissent à chacun les meilleures, les plus abouties, sans être toujours d’accord sur lesquelles, ni sur toutes les qualités, mais aussi les défauts, de la très sincère, savante et altière, production de Deyrolle ; chacun et chacune défendant comme il se doit, avec conviction, et parfois véhémence, son propre point de vue.
Nous échangeons encore sur des projets personnels, sur la vie en ce siècle, la foi, l’espérance, passent beaucoup de gens, artistes ou pas, vivants ou morts, et parfois même de temps en temps un ange, bel et bien !
Puis je salue Annik en premier et l’embrasse, la remercie de son accueil tandis que Claude décide sur-le-champ de me raccompagner jusque tout en haut, à l’aire de stationnement du point de vue de Bel-Air où j’ai garé ma citrouille. Malgré la grande différence d’âge – entre autres ! – nous sommes alors en ces dernières foulées, ces derniers pas faits ensemble, tout pareils à deux écoliers en vadrouille tel jour d’école buissonnière…
Arrivés sur le terre-plein, nous nous quittons cette fois-ci sans devoir jamais plus nous revoir après le dernier signe, pourtant d’au-revoir, du bras et de la main.
Depuis, seule la présence, souvent… n’importe où et à n’importe quelle heure !
Je crois qu’il n’y a pas de jour où je ne pense à lui, écrit Claude lui-même suite au décès de son vieil ami et compagnon d'aventure spirituelle, Lanza del Vasto.

André Lombard

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