Interview. Claude-Henry du Bord : « Comme l’expression amoureuse ne cesse de se renouveler, il est possible qu’un nouveau genre apparaisse »


Après avoir publié en 2012 une anthologie de la littérature érotique remarquée, Claude-Henry du Bord, philosophe, critique littéraire, traducteur, essayiste et poète, propose un voyage dans la littérature amoureuse de Pierre Abélard à Marguerite Duras. Une invitation à se plonger dans un patrimoine aussi riche qu’émouvant. Nous n’aimons pas seulement qu’on nous parle d’amour, nous aimons aussi les romanciers et les poètes qui mettent en mots des sentiments et des élans parfois démesurés. Alors que tout autour de nous sombre dans la grisaille, nous avons plus que jamais besoin que la parole amoureuse vienne nous redonner envie de vivre. Mais la littérature amoureuse est plus complexe qu’il n’y paraît et l’art de séduire comme de célébrer son amour suppose un discours particulier, une conscience de son temps, des codes en présences…

 

 

— Pourriez-vous nous dire ce qui distingue selon vous la littérature amoureuse de la littérature érotique ?

Si l’on considère que la littérature amoureuse est un vaste contenant, il est possible de distinguer trois composantes majeurs : la littérature sentimentale, la littérature spécifiquement amoureuse et la littérature érotique. Chacune ne fonctionne pas de la même manière et ne s’adresse généralement pas au même lectorat, sans exclusive évidemment. La littérature dite sentimentale est née de la « romance » anglaise, le modèle du genre est Paméla ou la Vertu récompensée de Samuel Richardson paru en 1740 et qui connut un étonnant succès en France. Il est révolutionnaire dans le sens où le point de vue de l’héroïne y est central ; le second modèle est représenté par Jane Austen qui, au XIXe siècle améliore le genre avec son célèbre roman mainte fois adapté au cinéma : Orgueil et préjugé. La première romance historique est due à Georgette Heyer avec The Black Moth (1921), dans les années trente apparaissent les premiers roman d’amour dit « sériels » et, en 1972, Quand l’ouragan s’apaise de Kathleen Woodiwiss peut être considéré comme la première « romance » moderne.

 

— Qu’en est-il de nos jours de cette distinction ?

À partir des années 1980, le genre explose et ne cesse de se diversifier. Il est introduit en France dès 1977 où, par ailleurs, sont traduits en masse les 724 opus de la grande prêtresse du genre : BarbaraCartland. D’un strict point vu d’histoire littéraire, cette mode pour le moins durable attire 75 % de femmes de toutes catégories socioprofessionnelles, bien que majoritairement composées de lectrice issues de la classe dite populaire. Trente millions d’exemplaires sont vendus chaque années en France, c’est dire l’ampleur de la réussite dans un environnement économique qui, c’est le moins qu’on puisse dire, frappe de plein fouet la librairie ! Le champ ici exploité ne fonctionne que grâce à un formatage précis : des histoires souvent brèves (dit « format courts » en opposition aux roman dit « sériel », proche de la saga) qui accommodent à doses égales les lieux communs, les différences de milieux, d’âge, de culture, des obstacles, des trahisons, un vocabulaire restreint et surtout une fin heureuse. Là est la différence majeure avec la littérature spécifiquement amoureuse qui, elle, finit mal. En France, le classique du genre est bien sûr Guy des Cars qui n’est pas comme Cartland un auteur de roman rose bonbon, mais de roman dits de gare, ce qui n’a rien de péjoratif, et qui cultivent des « types » de femmes, comme « la maudite », « la tricheuse », « la révoltée ».

 

— Quel est le propre du discours amoureux ?

La littérature amoureuse proprement dit est d’une autre nature et possède d’autres fonctions : d’abord, comme je viens de le souligner, la fin est tragique ou malheureuse, ensuite, elle explore des « topoï », c’est-à-dire des lieux communs discursifs et, par extension, les principes attachés à cette forme de discours, spécifiques. Schématiquement, ils recouvrent la naissance de l’amour (du coup de foudre à la complicité de deux regards), les faiblesses du cœur ou de la volonté, les affres et les vertiges de la passion (principalement de l’amour-passion, mythe fondateur de l’Occident), les interdits (mariages, engagements, liens sociaux – mais pas de nature sexuelle qui sont, eux, exclus), le revers de la passion, notamment la jalousie et la tyrannie de l’amour-propre, les contretemps, les impondérables, les secrets, l’incommunicabilité, les surprises, les fantasmes de bonheur, de fusion, de délices, de peurs de l’abandon et de la séparation, les joies de partager une complémentarité ou, simplement, d’avoir connu l’amour. Mais le propre du discours amoureux est d’établir par rapport à l’idiolecte, c’est-à-dire le langage spécifique des amants sensé n’être compris que d’eux seuls, une diversité de formes, de genres, d’expressions et d’intentions. Au sein de cette nébuleuse, nous en avons depuis longtemps repéré deux : le roman et le poème, bien que la plus réaliste et la moins fabriquée de ces expressions soit évidemment la lettre, même si, elle aussi, obéit au fil des siècles à des codes précis, jusqu’à disparaître au profit du SMS ! Mais comme l’expression amoureuse ne cesse de se renouveler, il est possible qu’un nouveau genre apparaisse… De manière générale, dire l’amour n’est jamais gratuit. Il s’agit d’abord d’un art de convaincre, de briser les réticences, de retourner le refus en acceptation. En somme, l’art d’aimer est un art de se faire aimer, en trouvant les bons mots.

 

— La forme est-elle susceptible d’évoluer ?

Si les formes d’écriture changent, les composantes de la passion amoureuse ne bougent pas : elles sont faites de confidences, de serments, de reproches, de réconciliations, de promesses (de fidélité) et donc suppose une habileté à assurer l’autre de sa sincérité. Les différentes phases du sentiment amoureux ne changent pas non plus : la déclaration est première suivie, dans les correspondances, de la quête de nouvelles, d’espoir, de gages de fidélité, d’angoisse de l’absence, d’engagements, de récriminations, d’explications… Si la lettre représente la forme la plus « véridique » de l’expression amoureuse, la moins fabriquée au regard du roman qui est une construction mentale, elle n’est pas la plus célèbre, le poème emporte les suffrages – même si, au cours des siècles, le roman épistolaire de Hélisenne de Crenne au XVIe siècle, à La Nouvelle Héloïse de Rousseau en passant par un classique du genre, les Lettres de la religieuse portugaise de Gilleragues illustrent à merveille la connexité entre le roman et la lettre. Le poème est généralement facile à mémoriser et devient un instrument de séduction active. Le but de toutes ces œuvres de l’esprit est simple comme bonjour : obtenir un accord fiable et durable, un abandon. Il peut évidemment, dans un second temps, devenir une célébration, une exhortation et j’en passe. Mais le dessein premier est que la belle de donne ! et l’on s’étonne du nombre de poèmes qui relatent des déconvenues, de Corneille à Malherbe. Une fois obtenue l’acceptation, le style tend à changer et peut devenir érotique. Il n’est guère imaginable de vouloir séduire en commençant par débiter des invitations salaces à la gaudriole !

Tout est donc question de vocabulaire et seulement de forme et de genre. Le propre de la littérature érotique est de fractionner le corps en privilégiant la partie au détriment du tout et ce en employant un vocabulaire spécifique : Les yeux d’Elsa d’Aragon qui célèbre apparemment le regard n’est en fait qu’un poème où la métonymie l’emporte : ici la partie symbolise le tout, alors que dans un autre texte, sublime, d’Aragon, Le con d’Irène, la partie reste un emblème, un but en soi, l’objet d’un culte et d’une célébration. Maynard écrit les Priapées dans le dessein de louer la mécanique du sexe masculin, de manière assez répétitive ; Rimbaud n’emploie pas les mêmes figures de styles ni le même lexique quand il écrit Roman que quand il écrit avec Verlaine le fameux sonnet du « trou du cul ». On pourrait multiplier les exemples à l’infini. Telle partie est donc isolée alors que la littérature amoureuse célèbre davantage la qualité d’une présence et la charge émotionnelle qui lui est attribuée, en espérant inscrire le désir dans le temps. La littérature érotique se construit dans l’immédiat, un instant qui n’a d’autre épaisseur que celui du plaisir pris ou raconté, à la dérobée, en brisant les tabous, dans la joie de la transgression. La première se satisfait d’aimer quand la seconde ne se satisfait que de désirer sans fin un objet qui lui échappe. D’un côté un objet du désir, de l’autre une personne idolâtrée. Philosophiquement, ces deux littérature sont connexes et complémentaire et naissent d’un même présupposé : la frustration et la conception tragique du monde et de l’homme. Quand la littérature amoureuse sait qu’il n’y a pas d’amour heureux (pour mille et une raison historiques) et que le propre de cette passion est de finir mal, elle compense ce constat par un effet de « dilatation » de la personne aimée qui devient le moyen d’une transcendance alors que la littérature érotique procède par « réduction » et limite son exercice à l’immanence. Plus encore, elle cultive l’ambiguïté entre la parole amoureuse qui relève du domaine strictement privé et l’écrit érotique qui appartient à la production littéraire. De plus l’œuvre érotique est, par l’emploi de la transgression manifeste, un contre-pouvoir qui permet de lutter contre les lois de la morale et de la société, contre toute forme de condamnation de la liberté d’expression et le pouvoir de la censure sous toutes ses formes. Raison pour laquelle il   recourt à trois lexiques : l’obscène, le puéril et le religieux touchant à la mystique. L’érotique exploite les rapports entre une fonction d’excitabilité avérée de la parole et insiste sur la mise en scène explicite de l’acte ou du rapport amoureux charnel, y compris en relatant les circonstances, les conditions qui génèrent le phantasme, la transgression et donc les interdits. Mais la grande révolution est que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, cette littérature jusque-là jugée sale, condamnable et j’en passe est, face à la déferlante pornographique d’Internet, le moyen de reprendre chair, de retrouver par les mots ce que les images vulgarisent à l’excès et qui n’est pas l’amour. L’érotique nous réconcilie avec l’amour au lieu de nous en éloigner.

 

 

— Comment avez-vous procédé pour cette anthologie ?

J’ai regardé ce que les autres ont fait et donc j’ai lu, beaucoup lu, mais vous savez qu’on n’écrit que ce qu’on ne trouve pas. J’ai donc été déçu, voilà pourquoi j’ai travaillé à un livre que j’aurais aimé lire ! J’ai commencé par me souvenir de ce qui m’avait ému. Ce qui nous marque ne reste pas sans raison dans la mémoire. J’ai ensuite voulu abordé le sujet d’une manière moins conventionnelle en privilégiant toutes les formes et surtout en citant un grand nombre de femmes écrivains. Quand il s’agit d’aimer et de dire son amour, les femmes sont évidemment aussi géniales que les hommes. Voilà pourquoi je donne de très nombreux exemples de femmes écrivains et poètes des lettres d’Héloïse, à Marguerite Duras et Emmanuelle Riva en passant par des femmes de lettres connues, comme Christine de Pizan, Marguerite de Navarre, Madame de la Fayette, Louise de Vilmorin à d’autres qui le sont moins : Hélisenne de Crenne, Gabrielle de Coignard, Madame Deshoulières, Catherine Pozzi, Cécile Sauvage ; j’ai aussi voulu parler de toutes les formes d’amour et donc les envolées homosexuelles de Renée Vivien par exemple. Un choix n’est jamais facile, d’autant que chaque siècle est ici introduit par une présentation générale qui permet de mieux cerner l’évolution des mentalités et la place de l’expression amoureuse au sein de la littérature. Il m’a fallu inscrire cette anthologie dans une perspective historique et essayant de démontrer les métamorphoses de l’expression amoureuse d’un côté et les conditions spécifiques de son développement. Les règles de l’amour courtois ne sont plus en vigueur au siècle des Lumières et donc Alain Chartier ou Guillaume de Machaut ne procède pas de la même manière que le cardinal de Bernis ou Chénier. On ne parle évidemment pas d’amour de la même façon selon qu’on se réfère à un code en vigueur ou à des modalités d’expressions spécifiques : Ronsard aime les très jeunes filles, Marot n’est pas heureux en amour alors que Marivaux est optimiste et que Chaulieu est frivole, léger, alors que Voltaire se plaint à madame du Châtelet de vieillir ! Ce qui est passionnant, ces sont variations, la diversité des thèmes abordés, et la mise en relation d’un extrait de roman avec une lettre : je cite Le lys dans la vallée de Balzac et une lettre à la comtesse Hanska, quelques poèmes de Hugo et des lettres à Juliette Drouet. On peut alors mieux saisir l’ampleur de l’expression amoureuse selon qu’elle s’adresse à un lecteur ou à sa maîtresse. Le lecteur peut ainsi se faire une assez juste idée du génie de chaque auteur.

 

— Vous aviez des contraintes, un cahier des charges ?

Il ne m’a été accordé la plupart du temps que de citer un poème sauf exception, et j’avoue que cette contrainte a été plus que frustrante. J’ai donc rendu un manuscrit nettement trop copieux et dans un second temps, j’ai coupé, souvent la mort dans l’âme. Hésitant entre telle scène de Corneille, tel poème de Verlaine, refusant que l’on ampute Fontenelle, Régnier ou la première lettre de la fameuse religieuse portugaise citée in extenso. J’ai enlevé la réponse de Cécile Volanges au chevalier Danceny, lettre XVIII des Liaisons dangereuses et le regrette, mais le mal est fait et l’ensemble reste des plus cohérents. J’ai cité des auteurs qui me sont chers, tous sans exception, ce qui demande infiniment de patience dans la recherche. Une anthologie doit être à la fois très personnelle et tendre à l’universel. Je reconnais avoir beaucoup relu, cherché tel fragment dont je ne savais plus où il se situait : la mémoire nous joue souvent des tours, dans quel chapitre du Rouge et le Noir Mathilde coupe-t-elle ses cheveux ? Cela m’a demandé beaucoup de temps. D’autant que chaque extrait est précédé par une note souvent copieuse sur l’auteur et l’œuvre, il s’agit de ne pas se tromper ! et de donner envie de se replonger dans Madame Bovary ou Adolphe de Benjamin Constant ou Dominique de Fromentin – de purs chefs-d’œuvre ! – de découvrir peut-être des auteurs un peu oubliés, bien injustement : Sarasin, Voiture, Chaulieu, Moncrif, Cazotte, Remy de Gourmont ou Viélé-Griffin, de se replonger dans Corneille, Crevel ou Char. Tous parlent d’amour avec tellement de flamme, de subtilité, de délicatesse que nous sommes fascinés, emportés ! Les textes rassemblés sont bouleversants, parfois étonnants, toujours magnifiques parce que l’expression amoureuse n’en finit pas de se renouveler et de dire ses inquiétudes, ses aspirations, ses espoirs.

Il me paraît intéressant d’avoir tenté un équilibre délicat entre les formes, de donner à lire une lettre, un fragment de roman, un poème, une scène de théâtre… Mais que choisir dans Marivaux ou dans Molière ? J’ai également voulu réparer quelques injustices, citer Géraldy par exemple, systématiquement exclu des anthologies similaires en raison de son incroyable succès ou Demoutier, l’auteur des Lettres à Émilie, qui fut un éblouissant succès, avant un purgatoire dont il n’est pas sorti ; même intention pour Honoré d’Urfé ou les étonnants poèmes de François Ier, grand amateur de femmes comme chacun sait. Qui aujourd’hui lit Saint-Évremond, Fabre d’Églantine, les poésies de Sainte-Beuve, Aziadé de Loti, Verhaeren, Henri de Régnier, Toulet (le plus grand poète français si on en croit Borgès qui le place avant Verlaine) ? Qui a lu les recueils d’Anna de Noailles, ceux d’Oscar de Lubicz Milosz ? Mon souhait de créer des envies, rien n’est plus favorable à l’art d’aimer ! Car si la littérature amoureuse s’honore de satisfaire une aspiration spirituelle, elle n’ignore pas non plus que le désir est toujours plus fiable que la satisfaction (impossible, rêvée, illusoire et fugace, dans le meilleur des cas), elle se nourrit de l’espoir de faire un avec l’autre comme avec sa parole. Ce n’est pas peine perdue.

 

Propos recueillis par Joseph Vebret (février 2014)

 

Claude-Henry du Bord, La littérature amoureuse : De Pierre Abélard à Marguerite Duras, Eyrolles, janvier 2014, 386 pages, 20 €


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