Bertrand Badie, Quand l’Histoire commence : C’est un beau roman, c’est une belle histoire...

Spécialiste reconnu des relations internationales, professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), Bertrand Badie nous revient avec un essai, Quand l’Histoire commence, dans lequel il invite à une nouvelle réflexion, tant sur la théorie que sur la conduite des relations internationales. Dans un monde qui bouge, secoué notamment par des révolutions que l’on osera qualifier de « printanières » (encore que, des révolutions qui débutent en plein milieu de l’hiver, on a du mal à renifler l’odeur de printemps qu’elles sont censées porter), au cours desquelles le peuple semble prendre le pouvoir, il convenait de faire le point, histoire de comprendre les évènements récents et les évolutions structurelles qui conduisent aujourd’hui les sociétés à s’interpénétrer.

La fin de la vision westphalienne de l’ordre du monde et de la realpolitik

Bertrand Badie remet en question le monopole de la vision occidentale du monde. Pour lui, cette prédominance de la conception européenne des relations internationales, héritée des traités de Westphalie au XVIIe siècle n’a plus lieu d’être. L’auteur dénonce les théories d’inspiration hégélienne qui imprègnent la pensée européenne depuis deux siècles (la fin de l’histoire s’accomplira quand le combat des idéologies cèdera la place à un consensus sur la démocratie). Il estime en outre, refusant aussi la vision hobbesienne du monde, que l’Etat ne se construit pas uniquement face à des ennemis. La notion même d’ennemi doit être bannie : c’est ainsi le mode de pensée occidental qui selon lui ne fait pas le poids face à de nouveaux acteurs tels les émergeants que sont la Chine, l’Inde et le Brésil, mais aussi le Japon, aux cultures différentes de la nôtre.

Bertrand Badie profite de l’occasion pour ridiculiser la théorie dominante des relations internationales imposée par les Etats-Unis (et née des habitudes diplomatiques prises dans le concert européen des nations du XIXe siècle), la realpolitik. Pour lui, elle s’est imposée à tous dans des circonstances particulières (fin de la seconde guerre mondiale, guerre froide, ère nucléaire) et ne pouvait durer éternellement. La disparition de l’URSS a condamné la vision communiste du monde ; elle a en outre mis fin à cette « illusion réaliste » selon laquelle tout se passait dans un jeu à somme nulle (ce que l’un perd, l’autre le gagne, puisqu’il n’y a que deux participants, en tout cas seulement deux qui comptent).

Nez creux ou propos creux ?

La fin de l’Histoire est donc une illusion, il s’agit ici de la fin d’une Histoire : on remercie ici Bertrand Badie d’enfoncer une porte ouverte. Sans le citer une seule fois, Badie fait une référence indirecte à Francis Fukuyama (lorsqu’il dit que, lors de l’effondrement des régimes communistes, « certains, [...] trop émus, parlaient de fin de l’Histoire »). Soit dit en passant, Fukuyama ne s’inquiétait certainement pas de la fin de l’Histoire, au contraire, il s’en réjouissait, puisque la démocratie libérale à l’américaine avait selon lui triomphé. Alors pourquoi l’ignorer ? Le fait que M. Fukuyama a vu son dernier ouvrage traduit en français un mois avant la parution de l’essai de M. Badie donne une piste ; et le fait que l’ouvrage en question a pour titre Le début de l’Histoire, ne laisse plus grand doute. Bertrand Badie a intelligemment préféré concentrer son étude sur les premiers disciples et commentateurs de Hegel, comme Alexandre Kojève, plutôt que sur le politologue américain.

On n’en tiendra pas rigueur à l’auteur, qui n’a habituellement pas besoin des autres pour développer une pensée originale, certes toujours inscrite dans le courant dominant. Aujourd’hui, il nous invite à intégrer les relations internationales dans le champ global des sciences sociales. Il estime aussi que les Etats n’en ont plus le monopole et que, pour la première fois de l’Histoire, grâce aux progrès de la technologie, tous les hommes, citoyens du monde, peuvent y participer. De plus, il juge les diplomaties nationales incompétentes car n’ayant pas su intégrer cette nouvelle donne. Pour lui, les Etats n’étant plus seuls décideurs en matière de politique étrangère (à le lire, chaque tweet constituera à terme un élément à prendre en compte dans la menée des affaires du monde), on finit par se demander qui pourra bien la conduire.

Mais notre auteur-polémiste choisit finalement lui aussi la myopie, qu’il reproche pourtant aux dirigeants : à trop regarder ce que les Etats ne peuvent plus faire seuls, il donne à penser que les hommes aux commandes sont juste incompétents. Ce sentiment est évidemment renforcé par le contenu de certains de ses précédents ouvrages (citons La diplomatie de connivence, ou encore L’impuissance de la puissance). Cet essai concis (tout juste plus de 60 pages), aborde à peine voire pas du tout certains aspects de la gouvernance mondiale : le transfert d’un partie de cette dernière vers des instances para- ou interétatique est bien vu (en même temps, il eût été difficile de passer à côté), mais l’auteur ne tient pas compte de la prééminence de l’identité de l’Etat sur le reste : en effet, si les nouveaux Etats nés de la décolonisation se sont construits sur un modèle existant et malgré lui, il en découle que le modèle étatique est aujourd’hui accepté et intégré par les différents acteurs des relations internationales. Ce n’est pas la viabilité de l’Etat que certains remettent en question, mais sa puissance absolue, longtemps considérée comme allant de soi.

Enfin, l’auteur insiste sur les interactions entre Etats, obligatoires aujourd’hui : ce qui est néfaste à un petit finit par avoir des conséquences sur les plus grands : ainsi en va-t-il des conséquences de la situation économique de la Grèce sur les plus gros pays de l’Union européenne. C’est prendre le problème à l’envers et oublier que ce sont bien souvent les Etats qui ont provoqué cette interdépendance - avec des conséquences plus ou moins néfastes selon les cas -, par leur volonté d’une plus grande intégration, pour ce qui concerne l’UE.

On attendait une réflexion sur l’état des relations internationales, leurs acteurs, leurs enjeux. On attendait aussi un début de vision du monde de demain. A l’heure du bilan, on ne sait trop que choisir, entre une écriture empreinte de facilité - sur le refrain « les Américains, c’est pas bien, l’Union européenne, elle fait de la peine » - et les sirènes de la pensée qui vend bien : c’est vrai, c’est beau de présenter sa réflexion comme appelant de ses vœux une Histoire « de l’humanité tout entière et des sociétés compénétrées » mais, au-delà de l’espoir - louable - de l’auteur de voir un jour les termes du débat sur les relations internationales définis par d’autres que les Américains, cela sonne creux. Dommage, car Bertrand Badie vaut mieux que cela. Le critique avoue ici avoir longuement hésité sur le titre à donner à cette chronique : « Bertrand au pays des bisounours » me semblait par trop péjoratif, et risquait d’occulter le débat que par son essai, tout imparfait qu’il soit, M. Badie a le mérite de vouloir ouvrir sur la recomposition de la scène internationale observée depuis une vingtaine d’années. Mais cela ne doit pas nous empêcher de souhaiter un bon et prompt voyage de retour à l’auteur, et surtout, qu’il ne se perde pas en chemin.

Glen Carrig

Bertrand Badie, Quand l’Histoire commence, CNRS éditions, collections Débats, 64 pages, octobre 2012, 4€
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