L'excrément comme il respire

Une collection de contes, légendes et mythes amérindiens sur le thème des déjections.

Rendons justice à la qualité de l'édition : voici un bel ouvrage, qui allie le texte à l’image (en couleurs) sur un sujet qui pourrait sembler soit provocateur, soit incongru, et qui révèle en vérité la profondeur mythique, mythologique du thème de l’excrément, matière première ou plutôt dernière qui donne au corps et à l’homme la preuve de la mortalité, du temps qui passe, de l’humilité nécessaire face à l’intestin cosmique qui nous a digérés à l’aube des temps.

On n’aura de cesse de s’émerveiller, au sens réellement propre — si tant est que l’excrément puisse nous sembler tel ! — des miscellanées qui, parfois en une simple phrase, nous apprennent un proverbe, une croyance, une légende touchant à ce qui sort de notre corps, et qui nous renvoie tantôt à l’enfance qui détermine notre rapport à la merde (et la psychanalyse sait bien faire le lien entre ces histoires anales et notre relation à l’argent, au plaisir, jusqu’à notre représentation de la mort), tantôt à la maturité qui contrôle les sphincters, ainsi qu’on nous le rappelle dans le premier chapitre.

Les peuples, non pas disparus, mais absorbés dans la culture des pays amérindiens d’aujourd’hui, défilent en un kaléidoscope touchant au grotesque, au sublime, à l’humoristique, au tragique, au divin, mais voilà, la merde sert de ciment pour lier tout ceci en un limon, un terreau magique duquel jaillit la sagesse, fût-elle issue du « terroir », du « folklore » ou de ces religions anciennes, elles aussi toujours affleurant sous le catholicisme mexicain, par exemple. Et c’est ainsi qu’on lira la parole des Nahua, des Quiché, des Mazatèques, des Mayas, des Chinantèques, des Tolojabal, des Cuicatèques, des Tepehuan, des Otomi, des Tarasques, des Huabe, des Zoque-Popoluca, et d’autres encore, magnifiques peuples dont les mythes n’ont rien à envier au symbolisme grec ou égyptien qui leur fut parfois contemporain, de l’autre côté de cet océan qui fut franchi pour venir les coloniser, et ne l’oublions pas, les détruire. L’écrivain, le professeur Lopez Austin, associé au peintre Toledo, a su faire jaillir de la langue Nahuatl et de son registre imagé, faussement naïf, des esquisses d’éternité, celle de la condition humaine, ramenée à plus simple expression : le cycle essentiel de la nourriture, donc de la survie.

On appréciera l’humour diffus que le style de l’auteur se plaît à distiller, ainsi quand il évoque dans les « histoires naturelles » les caractéristiques de certains animaux : le Tecuitlaololo, le bousier, qui « canalise son ressentiment par le sport », ou la sapotille de caca de dinde, qui « ressemble tellement au caca de la dinde que maints gourmands ont été dupés dans le mystère du poulailler ». Et il y a aussi ce jeu, qui consiste à courir après une fausse queue de cerf, et au moment où on l’attrape, on se rend compte qu’elle est badigeonnée d’excrément ! Mais tout ne se résume pas à ces anecdotes plaisantes, on côtoie les mystères de la création, comme dans les récits téléologiques Nahua, notamment dans la personne de la déesse Tlazotleotl, déesse des ordures, de toutes les déjections, purgatrice et corruptrice, associant ainsi dans la pensée anatomique les mauvais sentiments à l’excrément ; ou encore le chapitre « Santé, maladie, médecine et mort » proposant là encore la science mésoaméricaine basée sur la merde comme solution aux maux qui affligent l’humanité. L’auteur expose également le vocabulaire de la merde, les étymologies surprenantes. Enfin, La surprise sera grande de découvrir des traditions incroyables, comme celle des Juchitèques qui suivent en secret tout étranger qui se retire pour déféquer afin d’examiner ses fèces et de déterminer ainsi le caractère de celui qui les a déposées, geste pour eux fort courtois. L’auteur ajoute, là encore avec beaucoup d’esprit : « Sans doute est-ce pour cette raison que les Espagnols, au fait de telles pratiques, préfèrent sournoisement déféquer dans la mer ou dans l’insaisissable. »


Il serait vain de résumer un ouvrage qui peut se lire dans l’ordre que l’on souhaitera, au gré des pérégrinations de l’œil, surpris par ces peintures saisissantes (un squelette doté de boyaux qui excrète, ou encore un être à tête squelettique qui emplit la terre de sa merde, ainsi que les chiens, les chauve-souris, les humains diarrhéiques). L’essence même de cette merde qui emplit jusqu’aux cieux est claire : on parle ici des mystères du monde et de l’au-delà. Ce thème est universel, et les peuples d’Amérique du Sud n’étaient finalement pas éloignés du fleuve de merde que Dante situe dans son Inferno, sans parler des excréments dans lesquels se souille Francesca da Rimini, ou encore des métaphores chrétiennes (Judas, les trente deniers et la merde : une longue histoire !), ou historiques (Auschwitz, anus du monde). Nos fèces sont métaphysiques : permanence, cycle continu qui atteste de la vie tout en empestant la mort. On nous apprend que dans Tamoanchan, le lieu sacré des Olmèques, « nul ne pouvait déféquer » ; pour se soulager, il fallait se rendre à Cuitlatepec, le lieu des vents : les immortels, figés, ne connaissent pas les douleurs de la maladie, mais ils n’ont pas droit au plaisir de chier, là où le vent, celui de la vie, passe et puis s’éteint. Ne rejoint-on pas là Pline l’Ancien, qui plaint la divinité parce qu’elle ne connaît pas le bienfait de mourir ? Belle convergence des sagesses antiques !

Finissons sur une histoire, que l’on nous permette de la citer intégralement, qui atteint à la perfection des grands mythes ; gageons qu’Hésiode, eût-il connu ce mythe, l’eût consigné dans sa Théogonie : « Mythe de chiens, Nahua de Zongolica, Etat de Veracruz. Les hommes faisaient beaucoup souffrir les chiens, qui décidèrent de se plaindre au dieu Tlaloc. Ils choisirent un vaillant messager auquel ils confièrent une lettre. Comme le messager devait pouvoir se défendre en chemin, il ne fallait pas qu’il porte cette lettre dans la gueule. Ils enroulèrent donc la missive et la lui glissèrent dans le cul. Le chien ne revint jamais plus et ses semblables oublièrent de quoi il avait l’air. C’est pourquoi ils s’inspectent le cul lorsqu’ils se rencontrent, attendant encore la réponse du dieu Tlaloc. »


Naïveté, simplicité, manque de profondeur ? On aurait tôt fait de juger de façon simpliste ces fragments poétiques qui nous laissent songeurs, en proie aux mystères de nos origines, sur lesquels flottera pour longtemps encore un parfum d’éternité… ou quelque autre fragrance !


Romain Estorc

 

Alfredo Lopez Austin, Une vieille histoire de la merde, Le Castor Astral, mars 2009, 15 euros.

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