LA FEMME AUX 5 ELEPHANTS, un film de Vadim Jendreyko sur une grande traductrice et sur la traduction

« Pour la traduction, la représentation d’un transport n’est pas une métaphore suffisante. Il se s’agit pas d’un transport, puisque les bagages n’arrivent jamais. Moi je  me suis toujours intéressée à ce qui s’est perdu en route. Ce qui m’a intéressée c’est ce qui doit rester de la traduction au-delà de la nouveauté. »
Svetlana Geier

J’ai toujours pensé que ceux qui parlaient le mieux des livres étaient les traducteurs. L’auteur peut nous livrer certains secrets touchant la genèse de l’ouvrage, quelques procédés et nous expliquer ce qu’il avait l’intention de faire. Trop près de son texte, il est généralement le plus mal placé pour en mesurer les effets sur le lecteur. Le lecteur, quant à lui, lit rarement les textes avec la lenteur et l’attention nécessaires à la saisie des subtilités du grand texte.    Le seul qui lise avec une telle attention au détail et à l’ensemble, qui a éprouvé les effets du texte, a démonté la machine, a pris la mesure de ses limites et de ses grandeurs, qui peut en conséquence en parler comme d’un texte avec lequel il est intime sans être tout à fait l’auteur, c’est le traducteur. Un traducteur ne refuse pas de dire que le texte pèche lorsque c’est le cas. Un auteur reconnaît rarement ses échecs, même de détail.    Les témoignages des traducteurs sont très rares, car les journaux s’intéressent peu à leur expérience, à leur savoir et à leur jugement. On préfère se concentrer sur la figure des auteurs. L’intelligence des textes y perd énormément.     En voyant le film de Vadim Jendreyko, on regrette plus amèrement encore la rareté des traducteurs dans les médias quand il est question de livres traduits. Ce sont pourtant eux qui sont les auteurs des mots que nous lisons en traduction. Grands lecteurs, grands auditeurs et grands connaisseurs de la langue d’accueil, ils sont un carrefour passionnant.     Dans La femme aux cinq éléphants, Vadim Jendreyko filme Svetlana Geier. Celle-ci, née en Ukraine, venue en Allemagne avec sa mère pendant la guerre, pour échapper à l’Armée Rouge, son père ayant déjà succombé des suites des tortures qu’il eut à souffrir lors des purges à la fin des années 1930, devint et est considérée comme la plus grande traductrice de russe en allemand. Elle étudia, se maria, vécut et vit encore à Freiburg-in-Brisgau. Elle y enseigna longtemps tout en traduisant.    Au début des années 1990, un éditeur lui demande de retraduire les grands romans de Dostoïevski : ce sont les cinq éléphants du titre, à savoir Crime et ChâtimentL’IdiotL’AdolescentLes Démons et Les Frères Karamazov    

C’est aujourd’hui une très vieille femme toute voûtée, grand-mère et arrière-grand-mère, mais qui travaille tous les jours et met un soin émouvant à ses traductions. Le tour de force de ce documentaire est de nous faire connaître cette femme et de nous la montrer au travail.    Elle explique qu’elle lit plusieurs fois le roman (qu’elle a déjà lu de nombreuses fois), jusqu’à en avoir une vue d’ensemble. Ensuite, le soir, elle prépare le passage qu’elle traduira le lendemain en tâchant d’en apercevoir le mouvement, le motif. Le lendemain, vient une de ses amies qui tape à la machine tandis qu’elle dicte sa traduction. Le portrait que Svetlana Geier propose de cette femme est très émouvant : il s’agit d’une femme dont elle loue la profondeur et la sûreté des connaissances linguistiques, l’érudition et la finesse de jugement.     

Cette version n’est cependant pas définitive. Elle sera relue plusieurs fois. L’une de ces fois, elle est relue par un sien ami, musicien, dont elle fait également l’éloge, estimant son jugement, son oreille et son érudition, et ils discutent pied à pied chaque mot et chaque virgule ; littéralement, chaque virgule. La scène finale est d’une beauté, d’une drôlerie et d’une vérité merveilleuses.    

Quand elle ne traduit pas, Svetlana vaque à ses occupations : elle fait son marché, cuisine, repasse et accueille toute sa famille. Une scène très belle montre toutes ses petites filles préparant avec elle, dans la cuisine, des plats à base de fruits. Les occupations quotidiennes ne sont jamais loin de la littérature. Le repassage lui permet d’expliquer comment se construit un texte et comment il faut le comprendre. Elle rappelle la communauté de racine des mots « texte » et « textile » et, montrant les draps brodés par sa mère naguère, nous fait comprendre comment chaque fil contribue au motif d’ensemble, qu’il fallait avoir l’idée du tout dès le départ pour parvenir à le réaliser dans ses moindres détails.     

La visite d’une église, à Kiev, où elle revient après soixante-cinq ans, avec une de ses petites filles, lui fait apparaître la même vérité : toutes les peintures ne prennent leur sens qu’ensemble, comme un tout. Or, enfant, elle n’avait pas le droit de monter au balcon d’où apparaît mieux ce tout. L’expérience de la traductrice, de la professeur de russe, de la femme qui survécut au stalinisme, à la guerre et à ses horreurs, permettent de voir mieux, rétrospectivement, l’ensemble de sa vie et des motifs que la lecture vinrent y apporter. Le souvenir de la disparition de son amie juive avec les trente-mille Juifs, abattus par les SS et les Einsatzgruppen ne l’émeut pas moins après le temps passé.    Devant les étudiants en traduction de Kiev, elle explique comment il faut traduire : « il faut lever le nez ». Il ne faut pas traduire des mots, des phrases, des lignes, mais un tout, un ensemble. Celui-ci n’apparaît que si on prend la peine de lever le nez pour considérer l’ensemble. Alors, seulement il sera possible d’envisager de trouver des équivalents dans une autre langue. Ces équivalents n’en seront jamais tout à fait. Citant Pouchkine, notamment, elle s’efforce de montrer tout ce qui se perd en route et qui fait pourtant tout le sel de l’original. Certaines choses ne se laissent pas dire dans une autre langue. « J’ai un compte en banque » est l’exemple qu’elle donne d’une phrase qui ne peut pas se dire en russe où la possession s’exprime par une tournure qui littéralement se dirait « chez moi est… »    

Son explication est une très belle analyse de ce qui rend chaque langue digne d’être apprise pour elle-même et pour les joies que sa musique et ses singularités syntaxiques et lexicales peuvent procurer à celui qui parvient jusqu’à la poésie qui y fut composée. Tout aussi beaux sont ces moments où elle cite des vers, lors de sa visite à l’Ukraine. Vadim Jendreyko sait la filmer avec humanité, de très près, montrant ses mains, ses gestes, laissant ses silences nous permettre de sonder tout ce qu’elle ne dira pas, mais qui lui permet de sentir si bien les textes et de les faire passer dans une autre langue.    

Et, parmi ce qu’elle dit, il y a ces moments de poésie pure. Son fils vient de mourir et elle est occupée à cuisiner. Elle émince de gros oignons et nous explique que l’oignon n’a pas de centre, qu’au centre de l’oignon, il y a un autre oignon, que la finalité de l’oignon est de produire un autre oignon. Propos de cuisinière ? Non, propos de lectrice et de traductrice. L’oignon lui permet de nous faire comprendre comment Dostoïevski construit ses romans. Il y a d’abord une certaine cadence qui est celle du récit principal. A l’intérieur de ce récit, un second vient s’enchâsser, etc.    

L’hommage qu’elle rend à ces cinq romans qu’elle apporte sur la table, à ces cinq éléphants, est très émouvant. Elle a connu des moments de grand désarroi, l’incertitude, la faim. Mais, ce ne sont pas ces expériences qu’elle propose comme les plus éclairantes et les plus enrichissantes. Les grands romans lui ont permis se mettre dans la peau d’un assassin, en étant la voix de Raskolnikov, d’être tant d’hommes et d’apprendre tant de choses.     Son hommage le plus touchant est sans doute celui qu’elle rend à l’Allemagne pour l’avoir accueillie, dans des conditions tout à fait singulières et improbables. Donner à lire aux Allemands les plus grands romans russes est sa manière de payer une partie de sa dette envers l’Allemagne et les Allemands, et, sans doute aussi, envers les langues russe et allemande.    

Qu’un film parvienne à nous faire approcher l’expérience de la traduction, à nous faire entrer dans l’intimité de l’une de ses plus éminentes praticiennes, c’est tout simplement miraculeux.


Cyril de Pins 

Le site très complet du film est ICI 

Editions Montparnasse
(Mira Film, sortie en salle octobre 2010)
1h33
compléments : poème (3 min), langue et traduction (12 min), A propos de Dostoïeski (7 min), Pensées (6 min)
Livret de 30 pages
14,99 €  

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