"Quantum of Solace", James Bond revient. Mais cette fois-ci de très loin.
Pour BL, BL et JLP — now OHMSS.
« Bond is dead. »
C’est
par cette formule modérément nuancée que Cosmo Landesman, l’un des
meilleurs critiques cinématographiques britanniques actuels, concluait
l’article dans lequel il rendait compte il y a six mois, au moment de sa
sortie en salles, de Quantum of Solace.
Effectivement,
Bond est mort. Mais encore faut-il s’entendre sur le sens à donner à
cette expression. Oui, Bond est mort, mais c’est ce qu’il ne cesse de
faire depuis plus de quarante ans maintenant, car, chaque fois, c’est à
cette condition qu’il peut continuer à vivre. D’un épisode à l’autre, il
doit, comme tous les héros, n’être ni tout à fait le même ni tout à
fait un autre ; il doit donc, comme saint Augustin, mourir pour ne pas mourir. Au moins deux films nous ont d’ailleurs offert une mise en scène en bonne et due forme de la résurrection de Bond — Bons baisers de Russie dans son prégénérique, et, évidemment, comme son titre l’indique, On ne vit que deux fois. Sans parler des Diamants sont éternels, où nous assistons « de l’intérieur » à l’incinération de Bond.
En
fait, Bond n’en finit pas de revivre et de se laisser mourir,
simplement parce que ce processus n’est autre que celui de l’Histoire,
et que ce personnage est, comme Tintin l’avait été un peu avant lui, la
métaphore de l’évolution du monde au cours de la seconde moitié du XXe
siècle, avec, entre autres, le dégel de la Guerre froide, la
décolonisation, la libération des femmes, l’accession des Noirs au
pouvoir aux États-Unis, et, plus récemment, l’ouverture de l’Orient à
l’Occident.
Toutefois, depuis quelque temps, Bond était dans une
espèce d’impasse, au moins pour deux raisons. La première est qu’il
avait de plus en plus de mal à maintenir cette suprématie technologique
qui le distinguait du commun des mortels et qui lui donnait cette
longueur d’avance propre aux héros. L’ancêtre du GPS qu’il utilisait
dans Goldfinger sur les routes
de Suisse et qui pouvait à l’époque impressionner les foules
n’impressionne plus personne, car n’importe quel pékin peut désormais
acquérir un engin analogue, et de bien meilleure qualité, dans n’importe
quel hypermarché pour une poignée d’euros. Et, dans les dernières
aventures, qui s’efforcent d’être vraisemblables, il n’a à sa
disposition rien qui soit à proprement parler exceptionnel. Quand, dans Quantum of Solace,
un responsable du MI6 lui communique sur son téléphone portable la
photo d’un malfrat, il n’y a pas là de quoi fouetter un chat. Les
collégiens savent s’envoyer des vidéos par le même moyen. Et quand, dans
Casino Royale, notre héros,
empoisonné, est réanimé à distance par des médecins qui l’auscultent par
l’intermédiaire d’un système informatique installé dans sa voiture,
nous savons que des procédés analogues ont déjà été utilisés dans la
réalité lors de sauvetages en montagne, par exemple. Est-ce l’homme de
la rue qui est devenu comme James Bond ou James Bond qui est devenu
comme l’homme de la rue ? Peu importe. Bond ces derniers temps risquait
devenir aussi « commun » que son nom même, qu’une des héroïnes d’un
roman de Fleming trouvait si banal qu’elle était persuadée qu’il
s’agissait d’un pseudonyme. « Et pourquoi pas John Smith ? »
ajoutait-elle plaisamment.
L’autre raison qui empêche Bond de se
distinguer du lot est qu’il ne peut plus se complaire dans ce qui était
au début sa principale « marque de fabrique » — le luxe. Dans les trois
décennies qui viennent de s’écouler, on nous a appris à considérer
l’économie comme une vertu, même chez les héros. La mode est aux petites
voitures, on ne se vante plus de manger du caviar. Et il n’y a plus
guère qu’un président français pour imaginer encore que l’adjectif bling-bling puisse être laudatif. Il y a bien, dans Quantum of Solace,
une ouverture dans laquelle nous retrouvons quelques luxueuses voitures
de sport, mais il n’est pas inintéressant de savoir que l’un des
véhicules filmés pendant le tournage a été purement et simplement
supprimé, effacé optiquement pour « désencombrer » l’écran, et la
seconde poursuite qui intervient quelques minutes plus tard se fait à
l’aide d’une voiture que n’importe qui pourrait s’offrir.
Cependant,
la règle du jeu étant ce qu’elle est, il fallait, une fois encore, que
ce nouveau Bond soit un Bond nouveau. La solution imaginée est d’une
simplicité désarmante. Elle était même virtuellement contenue depuis des
décennies dans une formule publicitaire construite en anglais sur une
assonance et souvent martelée pour résumer et garantir l’inflation
bondienne : « Bond and beyond ». Bond et au-delà. Seulement, cette fois-ci, les scénaristes ont ajouté tacitement un article devant beyond. Ce n’est plus Bond and beyond, mais Bond and the Beyond. Bond est cette fois-ci le messager de l’Au-Delà.
Rien de bien nouveau, dira-t-on, puisque, dès Dr. No,
une partie de la publicité tournait autour du fait que le double zéro
de 007 signifiait qu’il avait le droit de tuer. Thème repris plus tard
par le titre Licence to Kill. Et plus précisément encore dans ce Casino Royale
qui nous a fait assister à la « jeunesse » de Bond/Daniel Craig. Pour
acquérir son matricule, il lui fallait exécuter au moins deux personnes,
et c’est au spectacle de ces deux exécutions que nous étions conviés
avant le générique.
Rien de bien nouveau donc, si ce n’est que, dans Quantum of Solace,
le droit de tuer de James Bond n’est plus un droit, mais une fatalité
qui le dépasse. Il est devenu, certes, une merveilleuse machine à tuer,
impeccable, mais la métamorphose a trop bien réussi : l’apprenti-sorcier
ne peut contrôler cet autre lui-même qu’il porte en lui. Comme on l’a
lu cent fois, Quantum of Solace est la suite de Casino Royale,
mais il faut bien voir que cette suite est surtout le revers du
précédent épisode. Nous pensions avoir dans le précédent film assisté à
une naissance ; nous découvrons ici qu’en gagnant son « numéro », Bond a
perdu son identité. Tout comme la lettre Q,
qui jusque-là désignait la section du MI6 qui lui fournissait ses
gadgets, est ici passée dans le camp des méchants, puisqu’elle désigne
l’organisation Quantum, Bond lui-même est passé malgré lui du côté des
forces obscures.
Il faudrait citer bien des scènes du film, tant
celui-ci est cohérent de ce point de vue, mais nous nous bornerons à en
évoquer deux ou trois. Il y a d’abord, juste après le générique, ce
plan de quelques secondes tel qu’on n’en avait jamais vu dans aucun
épisode : Bond débarque dans une chambre d’hôtel où il expédie ad patres
un méchant, mais pour la première fois, nous le voyons en train
d’assister, impuissant, à l’agonie de sa victime. Sans doute, en tuant
cet homme, a-t-il fait ce qu’il avait à faire, mais il se retrouve, du
coup, projeté dans un irréversible qui lui ôte tout véritable pouvoir.
Il y aura au milieu du film un écho de cette scène au moment de la mort
de Mathis, dont Bond est indirectement responsable : Bond prend son ami
dans ses bras, ôtant d’ailleurs ce soin à la maîtresse de celui-ci, mais
ne peut, là encore, qu’être témoin d’une agonie.
On a remarqué
que les activités sexuelles de Bond étaient extrêmement réduites dans
cette nouvelle aventure. Mais comment ne le seraient-elles pas ? Tout ce
que touche Bond, y compris les femmes, est condamné à disparaître.
Certes, c’était déjà « à cause de lui » que l’une des girls de Goldfinger
mourait étouffée sous une couche d’or, mais il y avait dans cette «
aurification » comme une glorification. Ici, nous retrouvons la même
scène, le même plan, mais l’or s’est fait désespérément noir. Ce n’est
que du pétrole.
Tout, à vrai dire, est déjà annoncé dans la
toute première image, avec ce fulgurant travelling sur l’eau vers des
falaises qui ne laissent pas de nous rappeler l’Ile des morts
de Böcklin, et tout était déjà précisé dans le générique,
volontairement frustrant. Bond avance au milieu d’un désert sous les
sables duquel on devine des formes féminines qui semblent se débattre
pour s’évader de ce qui pourrait bien être des tombeaux, mais ce n’est
qu’à la fin et très péniblement que certaines d’entre elles arrivent à
atteindre la surface. Tout était même dit et annoncé avant la sortie du film, puisque la première affiche publicitaire (ce que les Américains appellent advance poster) représentait, non pas Bond, mais simplement son ombre.
«
M » ne manque pas, lors d’une de ses rencontres avec Bond, de lui
reprocher cette manière qu’il a de tuer des gens qu’on lui demandait
simplement d’arrêter, mais sait-elle bien à quel point elle est sadique
quand elle lui adresse un pareil reproche ? A-t-il besoin d’elle pour
savoir qu’il est porteur de mort ? Pourquoi s’obstine-t-il, au début du
film, alors même que M, justement, lui a expliqué, à la fin de Casino Royale,
que Vesper s’était sacrifiée pour lui — pourquoi s’obstine-t-il à
répéter que celle-ci l’a trahi, si ce n’est parce que, se sentant
coupable de sa mort, il entend justifier son « crime » en en faisant un
châtiment mérité ? Encore faudrait-il, bien sûr, qu’il croie lui-même ce
qu’il dit…
Quantum of Solace
n’est tiré d’aucun roman précis de Ian Fleming, mais tout ce désarroi
métaphysique devant Thanatos est un hommage direct des scénaristes à ce
qu’il y a de mieux et de plus humain chez cet écrivain britannique snob
et hautain. Même si, comme l’ont montré certains ouvrages récents,
Fleming a pu faire des choix idéologiques fâcheux, il avait une haine de
la destruction et un dégoût du gâchis qui font que, dans ses histoires,
Bond n’est jamais triomphaliste quand il se débarrasse d’un adversaire.
D’ailleurs,
comme d’habitude, mais plus encore que d’habitude, l’adversaire est ici
le double de Bond. Ce faux écolo qui spécule sur le prix de l’eau pour
étendre son pouvoir, s’apprête à faire mourir la planète entière (ou à
accélérer la mort de celle-ci, car la planète n’a peut-être pas besoin
de ses malversations pour manquer d’eau potable) comme Bond fait mourir
ses adversaires.
Ce qui va finalement sauver et Bond et la
planète, c’est que Bond va réussir à se dissocier de ce méchant et de
lui-même en réalisant une véritable rédemption. A la fin de Casino Royale, il n’avait pu ressusciter son Eurydice après l’avoir sortie du fond des eaux de Venise. Mais il peut, à la fin de Quantum of Solace,
la ressusciter « par procuration » en sauvant une jeune fille qui
allait être la prochaine proie du même manipulateur pervers. Et même,
cette fois-ci, il s’offrira le luxe de ne pas tuer ce bourreau quand il
le retrouve dans une chambre d’hôtel avec sa nouvelle victime ; il se
contentera de le livrer, très professionnellement, à la justice. Bond,
enfin, prouve qu’il est James Bond en s’abstenant d’exercer, au moins
deux fois (car il ne tue pas Dominic Greene non plus), son fameux droit
de tuer. C’est maintenant, et seulement maintenant, qu’il mérite
d’apparaître dans le traditionnel plan du gun barrel. Car, oui, for the first time ever, Ladies and Gentlemen, le plan traditionnel du gun barrel est utilisé comme conclusion du film.
Se
pose peut-être une question épineuse. Ce « James Bond » est-il bien un
« James Bond » ? Et qu’en est-il de ce dont nous aurions peut-être dû
parler plus tôt — les séquences d’action ? Elles sont nombreuses, mais,
comme nombre de commentateurs agacés l’ont fait remarquer, elles sont
dans leur ensemble parfaitement « illisibles » : impossible de savoir
qui poursuit qui dans les poursuites de voitures ; impossible de savoir
qui saute sur quelle planche et se rattrape à quelle corde dans une
espèce de numéro de voltige sur échafaudage ; impossible de savoir
comment, grâce à quelle botte secrète Bond a raison de ses adversaires,
tant les affrontements sont brefs. Mais ce qui peut, à première vue,
être frustrant est sans doute ce qui fait le génie même du film. Si nous
ne comprenons rien aux poursuites automobiles, c’est parce que James
Bond lui-même, qui n’est lui-même au départ rien d’autre qu’une
mécanique, n’a pas vraiment conscience de ce qu’il fait. Voit-il ce que
nous, les spectateurs, voyons malgré le rythme frénétique du montage ?
voit-il bien que ses affrontements avec les méchants laissent sur le
carreau — du jamais vu dans la série — des victimes innocentes ? Et
puis, qu’on ne vienne pas nous expliquer ici sentencieusement que le
monteur de ces scènes d’action est le même que celui des « Jason
Bourne » ! Quand comprendra-t-on qu’une figure de style n’a en soi aucun
sens, et qu’elle n’est jamais qu’une caisse de résonance pour quelque
chose de plus profond ? Jason Bourne ? Non : James Reborn.
Ce
qui nous sidère le plus dans cette affaire, ce n’est pas seulement
l’intelligence des scénaristes, pas seulement le courage du réalisateur
et des producteurs — c’est la réaction du public, qui n’a pas craint de
faire un triomphe à quelque chose de totalement inattendu. Le
compositeur John Barry avait un jour déclaré dans une interview qu’il
était difficile de ne pas être « formulaic » quand on travaillait sur un « Bond ». Quantum of Solace est là pour prouver le contraire.
Évidemment, on peut se demander si l’épisode suivant pourra être aussi original. Dans la mesure où Quantum of Solace est finalement la plus belle variation imaginée sur le thème Bond is back,
peut-être faudrait-il continuer dans cet esprit et ne pas hésiter
désormais à réaliser des remakes des « Bond » déjà existants, en
particulier des premiers, comme l’avait envisagé il y a une vingtaine
d’années John Glen, le réalisateur le plus prolifique de la série. Mais
l’abondance quasi-pathologique des remakes dans les projets
hollywoodiens à l’heure actuelle — on annonce un nouveau Mad Max, un nouveau Ben Hur, un nouveau Choc des Titans… — semble exclure cette hypothèse. Encore une fois, James Bond va devoir plonger dans l’inconnu pour trouver du nouveau.
FAL
QUANTUM OF SOLACE
Un film de Marc Forster
D'après les personnages créés par Ian Fleming
Avec Daniel Craig, Olga Kurylenko, Mathieu Amalric
1h 47
sortie en salles octobre 2008sortie en DVD septembre 2010
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