Le Carnaval des animaux, la Danse
macabre, Samson et Dalila, la célèbre
3éme Symphonie pour orgue et orchestre,
qui n’a dans l’oreille des airs de cette musique d’une grande éloquence?
Lyriques et romantiques, profanes et religieuses, de la berceuse délicate à
l’opéra imposant, ses compositions évocatrices et mélodieuses ne cessent d’être
interprétées par les meilleurs orchestres. Il est un des premiers à avoir
composé une musique de film. Pianiste remarquable, grand voyageur, ayant eu
pour élève entre autres Gabriel Fauré (1845-1924), élu à l’Académie des
Beaux-arts, ayant acquis une renommée internationale immense, il avait un caractère difficile. « On
a pris la fâcheuse habitude de croire que, là où il y a des sons musicaux, il y
a nécessairement de la musique. Autant voudrait dire qu'il y a littérature
partout où l'on bavarde, peinture partout où l'on barbouille », avait-il
écrit dans un ouvrage intitulé « Regards sur mes contemporains ».
C’est justement ce
regard critique, acerbe et drôle parfois, fort de l’expérience d’un maître
incontesté et incontestable, qui se dégage ligne après ligne, feuille après feuille
dans sa correspondance avec Jacques Rouché, directeur de l’Opéra de Paris,
depuis la nomination de celui-ci en 1913 jusqu’à la mort du musicien en 1921.
Après avoir eu des relations tendues avec les directeurs précédents, Saint-Saëns
trouve en Rouché en quelque sorte un solide partenaire, apte à le comprendre
tout en lui répondant avec l’assurance de celui qui a la responsabilité de la
scène parisienne la plus prestigieuse. Grâce à son travail en effet, il avoue
que « petit à petit, l’opéra fait son nid ». Pour sa part, la plume
du compositeur ne passe sur aucun détail, vérifie les programmations, passe au
crible les chanteuses comme la soprano autrichienne Gabrielle Krauss
(1842-1906), qui « chantait admirablement mais n’avait pas cette pureté
d’organe » (par comparaison avec la cantatrice Marcelle Demougeot). Il est
de plus sensible au physique des interprètes (« Je préférerais Mlle
Lapeyrette qui est jolie à Mlle B. [Borel] qui est un beau morceau de femme
mais qui n’est pas bien séduisante ». Toujours à propos de cette
chanteuse, il note le 1er mai 1917, que concernant le rôle de
Dalila, malgré « son admirable voix », il ne peut supporter
« son chevrotement exagéré. Je l’ai encore entendu Jeudi dans Hamlet, c’était effroyable ». Si
ses jugements sont sans appel, du moins les rend-il avec humour. Ainsi il se
plaignait dans une lettre datée de 1907 qu’à Madrid, « les danseuses au
lieu de tourbillonner se promenaient gravement comme des philosophes ». Le
franc-parler de Camille Saint-Saëns se traduit en mots percutants. « Il
est curieux de voir comment Massenet qui a tout fait pour me nuire de son
vivant continue encore après sa mort ».
Saint-Saëns, tout en
mettant au premier plan son travail personnel et soulignant l’importance qu’il
attache à ce que ses œuvres soient représentées selon ses goûts, mentionne les
événements politiques, relate ses souvenirs de voyage, comme lorsqu’il se rend
à Buenos-Aires, en Argentine, « sur un grand bateau qui transportait toute
la troupe du Théâtre Colón, on répétait pendant la traversée B. G. [Boris Godounov]
sur quoi l’on comptait beaucoup ; Tita Ruffo* devait tenir le rôle
principal. Samson devait avoir deux représentations seulement ». Mais
Jacques Rouché n’est pas en reste. Attentif aux succès comme aux échecs, aux
accueils comme aux rejets du public, attentif jusqu’aux plus petits détails, (la
« caisse des pourboires »), il s’adresse à ce monument qu’est devenu Saint-Saëns
à la fois avec respect et une certaine familiarité. Concernant l’opéra en
quatre actes et six tableaux Henry VIII,
considéré comme un de ses chefs d’œuvre, il écrit au compositeur en 1917 :
« Vous ne lisez décidément les journaux que lorsqu’ils ne parlent pas de
vous. C’est très fâcheux ! ». Ou encore, cette courte phrase qui
témoigne de leur amitié et aussi de leur franchise mutuelle: « Vous
n’avez toujours pas choisi Vénus !». Saint-Saëns lui demandera en 1917
« l’hospitalité » de sa loge.
Ce recul de la gloire cité par
Rouché dans une lettre, Saint-Saëns le craindra, pressentant peut-être que la
postérité ne délaisse son œuvre, voire ne l’oublie. A travers ces 161 lettres,
toute une période musicale et artistique revit, se déploie en France et à
l’étranger, montrant un homme tour à tour grand seigneur et presque mesquin,
égocentrique et généreux, créateur génial et citoyen ordinaire. On entre dans
une intimité quotidienne, dans la culture d’une époque brillante frappée par le
grand conflit de 1914-1918. A fil de cette lecture, commentée avec finesse par
une spécialiste de Saint-Saëns, en outre conservateur à la BnF et docteur en
musicologie, se mêlent les jours secondaires et les grandes soirées lyriques.
Des gravures, des photos, des caricatures les accompagnent.
Dominique
Vergnon
* Baryton italien, 1877-1953
** Camille Saint-Saëns, répétant à la salle
Gaveau à Paris le concerto de Mozart qu'il a joué à son dernier concert le 6
novembre 1913
Marie-Gabrielle Soret, Camille Saint-Saëns – Jacques Rouché,
Correspondance (1913-1921),
Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, 246 pages, 11x17,6 cm, septembre 2016, 30 euros.
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