Cruzio Malaparte, un Italien à Paris

Kurt Sickert, italien de naissance, s’engagea à seize ans dans l’armée française ; c’était en 1914. Blessé en Champagne, il fut décoré de la Croix de guerre avec palmes. Il devint écrivain sous le nom de Curzio Malaparte (Bonaparte était déjà pris). Il avait l’œil pointu et déplut à Mussolini parce qu’il avait critiqué ses cravates. Il raconte sa convocation par le dictateur au Palazzo Madama : après s’être fait tancer d’importance, il lança au Duce : « Aujourd’hui aussi vous avez une vilaine cravate. » La publication en 1933 de la
Technique du coup d’État fut sanctionnée par la censure fasciste. Kaputt, publié en 1943, lui valut l’assignation à résidence par les nazis ; elle lui valut aussi l’assignation à célébrité après la guerre. Kaputt est, avec La Peau, scènes de la libération de l’Italie, l’un des chefs-d’œuvre du XXe siècle.

 

Était-il vraiment italien ? Il évoque plutôt le reproche que Mussolini, encore lui, fit à un autre écrivain, Pitigrilli, aujourd’hui oublié : « Vous n’êtes pas un écrivain italien, vous êtes un Français qui écrit en italien. »

 

Quand il revint à Paris en 1947, il ne s’y sentait pas, lui, étranger. Il était traité comme tel, d’où le sarcasme implicite dans le titre. Ce journal en témoigne : publié en traduction en 1967, dix ans après la mort de l’écrivain, il montre combien Malaparte appréciait Paris. Croix de guerre, il faillit se faire refuser le visa français.

 

S’il mérite, ô combien, la redécouverte, c’est parce qu’il offre une image de la façon dont la France et sa culture sont perçues à l’étranger, pour ses jugements sur des écrivains de l’époque et pour ses notations sur les changements de la société.

 

Sur les écrivains, il est souvent abrupt. Exemple : « Nulle part [en Europe] on n’a pris Sartre au sérieux. » Et une longue démonstration  argumente le fait que l’on débattit de l’existentialisme en Europe longtemps avant que Sartre en fût sacré pape. Suit une philippique sur la tendance française à croire que la résistance aux nazis fut exclusivement française.

 

En 1933, il est présent chez Claude Bourdet quand Mauriac déclare à Alberto Moravia : « Si Jésus-Christ n’était pas ressuscité, je me foutrais du catholicisme. » Mauriac le redit avec force dans sa Rencontre avec Barrès, paru en 1945. Mais quand on lui rappelle sa phrase à Moravia, il le nie. Mémoire défaillante ? Mauvaise foi ? Ou bien inconstance des penseurs ? Allez savoir. Le point mérite pourtant attention : il signifie que Mauriac n’aurait adhéré au catholicisme que par la croyance au surnaturel.

 

S’il en est un qui est habillé pour de nombreux hivers, c’est Gide : « Il me semble que rien ne peut mieux donner l’étendue, la profondeur, l’ampleur du désarroi de la France intellectuelle que Gide. » Il le trouve cruel, d’une « cruauté abstraite, tout comme la cruauté des hommes, des Allemands… Chez lui la cruauté prend un aspect métaphysique, un langage compréhensible par tous, surtout par les jeunes ». Les arguments pleuvent. Par-dessus le marché, « ce n’est pas Gide qui a inventé la cruauté », il n’en est que le commis voyageur. « Gide est le prêtre d’une religion dont les autels des sacrifices sont à Dachau. » Ouf !

 

Malaparte ne semble pas apprécier beaucoup Malraux non plus. Témoin l’anecdote suivante. Il est un jour de 1931 invité par Daniel Halévy à rencontrer chez lui Gabriel Marcel, Raymond Aron et Malraux. Il s’achemine donc vers la maison de Halévy, 38, quai de l’Horloge : « Un taxi s’arrête le long du trottoir, il en descend un jeune homme grand, maigre, au visage couvert d’acné qui, m’abordant, me demande d’un air mi distrait mi impérieux, "si je ne pourrais pas lui donner vingt francs". Je fouille dans ma poche et lui remets un billet de vingt francs. » L’inconnu prend l’argent, paie le taxi, empoche le reste et s’éloigne sans un merci. Arrivé chez Halévy, Malaparte se voit présenter le jeune homme aux vingt francs : c’est Malraux ! Et celui-ci le regarde comme s’il ne l’avait jamais vu. Et ne reparlera jamais des vingt francs. « Comment pourrais-je aujourd’hui rendre visite à Malraux ? J’aurais l’air d’aller lui réclamer mes vingt francs. »

 

S’entretenant avec sa femme de ménage, Malaparte lui dit : « Les Français sont malades de ce que les Allemands appellent Schadenfreude, l’amour de la souffrance. » Mais c’est à lui que Cocteau déclare : « Les Français sont des Italiens de mauvaise humeur. »

 

On retrouve aussi Jean Giraudoux, vers la fin de sa vie, quand il promenait son chien fantôme, Puck.

 

Il y a beaucoup à retenir de ces pages, comme cette observation : « L’origine des maux des Français, c’est qu’ils ne prennent pas au sérieux l’Europe… »

 

Dernier détail : Malaparte aimait aboyer. Il le raconte lui-même : un soir, dans la forêt au-dessus de Crans, il se met à aboyer. Le matin, le gendarme de Crans vient le prier de ne plus aboyer la nuit : en Suisse, ça ne se fait pas. Malaparte déclare qu’il retournera en France : « Là, on peut aboyer la nuit tant qu’on veut. » Ça le reprend donc à Paris ; un soir, sous le pont de Grenelle, il se met à aboyer, des chiens lui répondent. Puis des pêcheurs viennent de retrouver un cadavre dans la Seine. Tandis qu’ils vont prévenir la Police, Malaparte se retrouve à garder le cadavre et se met de nouveau à aboyer. Et les chiens lui répondent de nouveau.

 

Joseph Vebret

 

Curzio Malaparte, Journal d’un étranger à Paris, 352 p., La Table Ronde, mars 2014, 8,70 €

 

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