D. H. Lawrence, moraliste païen

                   

Défense de Lady Chatterley par LawrenceEn 1928, quand la première édition de Lady Chatterley’s lover voit le jour à Florence, son auteur David Herbert Lawrence n’a sans doute pas encore conscience de l’ampleur du scandale qu’il va susciter. Le roman sera non seulement descendu en flammes par la critique bien-pensante, mais c’est là un moindre mal quand on pense qu’il sera physiquement livré au bûcher, puisque de nombreux exemplaires en seront confisqués dès son arrivée en Angleterre, à Douvres, et brûlés dans la « cheminée du roi ». Il faudra attendre 1960 pour qu’il puisse être imprimé au Royaume-Uni, et là encore, cette autorisation ne sera arrachée qu’au terme d’un procès historique impliquant les éditions Penguin’s book.

Woman burning a copy of DH Lawrence’s Lady Chatterley’s Lover, Edinburgh, 1960Et puis, l’intrigue inventée par Lawrence ne sera pas malmenée que par la censure. Une fois rendue au public, le propos de cette œuvre, qui devait au départ s’intituler Tenderness (Tendresse), sera dénaturé au fil de nombreuses adaptations pour le grand ou le petit écran, qui n’en retiendront que les appâts érotiques. Dès lors, l’évocation de L’Amant de Lady Chatterley fait aujourd’hui surgir à l’esprit une cohorte d’images floutées façon David Hamilton : des mains calleuses froissant un jupon immaculé et remontant le long d’une cuisse, une belle lady adossée à un tronc d’arbre et dont les lèvres frémissantes de désir sont goulument dévorées par celles d’un rustaud bien charpenté…

La réédition de la Défense de Lady Chatterley, rédigée par Lawrence quelques mois avant sa mort, nous rappelle l’urgence de lire enfin ce roman pour ce qu’il est, à savoir un classique, un monument de la littérature mondiale. Avant que d’être une histoire de sexe(s), L’Amant de Lady Chatterley est une histoire de classes, qui met en scène cette haute bourgeoisie au mode de vie certes aristocratique mais dont les ressources sont ancrées dans le peuple. Le personnage de Sir Chatterley est à ce point de vue captivant, lui qui n’est pas plus décoratif ou secondaire que la figure de Charles dans Madame Bovary. Cet homme, revenu « bousillé » des tranchées de 14-18, ambitionne au départ de devenir le grand écrivain d’avant-garde qu’attend l’Angleterre au sortir de l’horreur. Au fil du récit, il se désintéresse de la littérature et renoue avec ce qui forme le fond de son origine sociale : son identité de directeur de mine. Il prend alors la dimension d’un maître des Nibelungen, délaisse la poésie pour lui préférer l’étude passionnée de manuels d’ingénierie, cultive le cynisme inflexible du nanti et de l’exploiteur.

Sa femme, on le sait, cherche à assouvir les pulsions sexuelles qui la tiraillent. Elle vit, comme Bovary, quelques flirts avant de trouver le bon, en la personne du garde-chasse, Oliver Millers. Ce deuxième personnage masculin fascine lui aussi. L’imagerie cinématographique le représente volontiers en homme des bois robuste, moustachu et découplé, idoine pour couvrir une femme insatisfaite. En fait, Lawrence le décrit comme un individu étroit des épaules et des reins, à la silhouette voûtée même ; ce qui magnétise Lady Chatterley – et le lecteur –, c’est davantage le tempérament que l’allure de ce mâle marginal, libre, anarchiste sans idéologie et sainement païen. Ses discours à l’encontre des ravages de la société industrielle qu’il accuse d’avoir sapé les traditions autant que les paysages de la vieille Angleterre, sa méfiance envers sa propre espèce (dont il va jusqu’à redouter qu’elle croisse en nombre), en font le véritable porte-parole des vues lawrenciennes. Lady Chatterley est donc, malgré l’importance que lui confère le titre du livre, la charnière entre ces deux attitudes devant la vie, fondamentalement opposées, qu’incarnent le garde et le maître. Plus déterminée qu’Emma Bovary, elle quitte sa situation privilégiée et suit, héroïquement pourrait-on dire, ses instincts. Autre originalité à souligner : contrairement à maintes autres œuvres des courants réaliste et naturaliste de l’époque, le roman se termine sur le verbe « espérer » et s’ouvre donc sur un futur positif, abandonnant l’ex-Lady Chatterley enceinte de son amant, qui se déclare prêt à voir leur union consacrée par le mariage.

Alors, oui, il y a des scènes torrides, des mots crus, des « couilles », des « bander » et des « chattes » qui se perdent ; il n’en demeure pas moins que le message profond du livre émane d’un moraliste. Dans son pamphlet, Lawrence s’attache à redire à quel point il a été meurtri par l’accueil réservé à son œuvre. Mais plutôt que de démontrer point par point les erreurs des critiques, il aggrave son cas en prononçant un véritable réquisitoire contre la civilisation occidentale tout entière, devenue à ses yeux un étouffoir pour les sens et la sensibilité. Rejetant le machinisme, l’individualisme et la société moderne, il plaide pour un retour aux sources du corps et de l’esprit, réconciliées à travers le seul point de concordance de ces deux dimensions indissociables dans l’être : le sexe.

Ces positions déroutantes, tantôt traditionalistes, tantôt visionnaires, sont difficilement identifiables à un courant de pensée unique. Mais nul n’est prophète en son pays : Lawrence meurt à Vence en 1930, à 45 ans, de la tuberculose, après une vie passée à voyager sur les cinq continents et à noircir des milliers de pages. « Protestant révolté contre le protestantisme » comme le rappelle son traducteur Jacques Benoist-Méchin, « outsider » selon son biographe John Worthen, dévoré par « la rage de vivre » d’après son plus brillant exégète Anthony Burgess, Lawrence n’est peut-être resté un incompris que parce que les réponses qu’il a apportées à nos questionnements existentiels relèvent de cette forme de génie très rare qu’est le bon sens.

Frédéric SAENEN

D. H. Lawrence, Défense de Lady Chatterley, La Différence, Collection Minos, 140 pp., 8,5 €.

 

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