Manu Larcenet, Blast, Tome 4, Pourvu que les bouddhistes se trompent : Voyage au bout de la nuit, dernière station

Depuis quelques années déjà et trois tomes, on suit les aventures étranges et “horrificques” de Polza Mancini. Manu Larcenet frappe haut et fort : voici le quatrième et dernier volume de ce que l’éditeur lui-même ose nommer un “chef d’œuvre”. Huit cents pages d’une traque impitoyable de ce personnage hors normes – environ cent cinquante kilos de brutalité – lâché dans un monde dur et coupant qu’il ne comprend pas et dont il est rejeté. On songe au Voyage au bout de la nuit d’un Bardamu dérangé qui mènerait son périple au bout de lui-même entre lâcher prise total et démence poétique assumée. 

 

C’est l’hiver, celui qui crevasse la peau et dont le vent sec vous tire d’étonnantes larmes des yeux asséchés. Polza s’est réfugié dans la maison de Carole et Roland. Ce dernier, schizophrène, cesse de prendre ses médicaments, s’en remettant à son ordinaire folie. Ses rapports aux femmes sont pour le moins violents, le prédateur multirécidiviste s’apprête à reprendre du service. En attendant ses proies, il commet d’étranges dessins pornographiques en couleur, que Larcenet glisse en contrepoint dans le sombre de ses pages. Carole veut le faire interner pour le sauver. Polza va commettre l’irréparable en prêtant sa force primitive à une ultime voie de fait. A moins qu’il y en ait encore une autre.

 

Après la mort de son père, Polza était parti sur les routes, il avait traversé des campagnes hallucinées, des villes tentaculaires, de sombres paysages de l’âme dépiautés par l’auteur, qui est allé jusqu’au bout de l’examen scrupuleux des états seconds d’une grasse carcasse. Le malade mental a connu les prisons psychiatriques et sociales, tous les enfermements et les rejets possibles. Les échappées vers l’au-delà du crime que personne ne peut concevoir, aussi. Mais avant tout, ce lourdaud inspire la légèreté, il la trouve par instants, imprégné qu’il est de symboles et d’images poétiques. Je pèse lourd, mais parfois je vole, confie-t-il. Larcenet truffe ses pages grises et noires d’animaux sauvages dans le feutré de la nature, comme des  plans de coupe aériens entre deux séquences tragiques. Polza se réfugie dans ce qu’il nomme le Blast : “souffle, technique de percussion”. C’est le “drumming” de Larcenet, batteur ambidextre qui ne cesse de changer de rythme, passant de la violence tribale au chuchotement de la confidence. Le défilé des pages muettes tranche sur les développements narratifs tremblés et les explications “théoriques”. Le blast c’est aussi “un programme informatique pour effectuer des comparaisons de séquences biologiques”. Il s’agit de cela également : alliage écrasant de lard et d’espoirs défaits, Polza effectue ses passages de l’obscur au clair grâce à la palette éclatante du dessinateur.

 

Qu’est-ce qui fait la singularité psychologique d’un individu ? Qu’est-ce qui fait que le lecteur se passionne pour ce personnage hors champ, hors course, ce Gargantua des steppes poussé vers le dégoût de lui-même ? La douceur, le regard mélancolique et sans concession que son créateur lui porte, ce souffle lyrique et désabusé qu’on n’avait pas vu depuis longtemps dans une bande dessinée. Blast est une œuvre à part, une odyssée dans le trouble des âmes, un cheminement entre conscience et inconscience. On imagine ce que Larcenet a dû endurer pour accoucher d’un personnage aussi hallucinant et halluciné. Une césarienne longue et douloureuse, à moins que... Le résultat est magistral : on ne sort pas intact de cette enquête “policière” qui vous remue les tripes et la tête. On songe aux ténèbres de Conrad, et à Céline une fois encore.

 

Quelque part dans le dédale des pages, Larcenet – auteur au style lapidaire et précis – faisait dire à son héros (tome 2), pour éclairer les ténèbres intérieures de Polza : Je suis en feu. Je suis gris, lourd, crasseux, mais je suis en feu. Je suis la limaille, le cambouis, les miasmes, les ordures. Je suis la souillure, la suie qui s’incruste sous les ongles, les paupières, qui se niche au fond des poumons. Le désespoir, c’est comme la prison, la mine ou l’usine... Ca ne vous lâche jamais. Mais je suis en feu. Alors je mens. Je dis que je ne me souviens de rien. Mais mon histoire est décrite de cicatrices. Il me suffit d’inspecter ma peau, et tout me revient.     

 

Frédéric Chef

 

Manu Larcenet, Blast, Tome 4, Pourvu que les bouddhistes se trompent, Dargaud, mars 2014, 208 pages, 22, 90 €

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