Jacques Laurent, "L'Esprit des Lettres II" : Réapprendre l'irrespect

Ces articles de Jacques Laurent, parus dans Arts, hebdomadaire dont il assura durant quatre ans la direction, datent des années 50 de l'autre siècle. On les croirait d'aujourd'hui. Ils ont conservé toute leur fraîcheur. Et un mordant que l'on n'a plus guère accoutumé de trouver, hélas, sous la plume des journalistes. S'y déploient la verve et le panache de celui que l'on rangea, à la suite de Bernard Frank, inventeur du terme, parmi les Hussards - fût-ce à son corps défendant. Peut-être le plus brillant d'entre eux. En tout cas, avec Antoine Blondin, le plus insolent. Il manie les étrivières avec une maestria hors du commun. Son ironie est cinglante. Sa lucidité se reconnaît au discernement avec lequel il choisit ses cibles. Non sans une témérité que l'on qualifierait volontiers de voluptueuse, tant elle respire la jubilation.

 

L'époque n'était pourtant pas encline au badinage. La gravité, dans tous les sens du terme, régnait sur la pensée. Les gardiens du temple de la Morale et de la Vérité avaient nom François Mauriac, dont le Bloc-Notes, publié chaque semaine dans L'Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber et de Françoise Giroud, faisait office de bréviaire pour ce que l'on n'appelait pas encore la Gauche caviar. Tout proches et tout aussi influents, Jean-Paul Sartre et ses amis des Temps modernes distribuaient, aux uns et aux autres, bons ou mauvais points, selon le degré et le sens de leur engagement.

 

A l'époque, la liste noire dressée à la Libération par les épurateurs du Comité National des Ecrivains est encore dans toutes les mémoires. On ne plaisante pas avec la doxa et, en cas de déviation, voire de simple suspicion de déviationnisme, le talent ne saurait offrir un alibi recevable. Bien au contraire.

 

Voilà, penserez-vous, qui rappelle à s'y méprendre notre temps muselé, émasculé par la Pensée politiquement correcte. Le conformisme ambiant. Le formatage sournois des esprits par l'influence délétère des media. Le règne des imposteurs. Bref, le terrorisme intellectuel. Sans doute. C'est contre tout cela que Jacques Laurent s'insurge. Déjà dans La Table Ronde, puis dans La Parisienne qu'il a créée en 1953. Quand il reprend, l'année suivante, la direction de l'hebdomadaire Arts, il entend poursuivre avec cette arme nouvelle le même combat contre l'impérialisme exercé par Sartre, Mauriac et les intellectuels de leur mouvance qui tiennent le haut du pavé. Faire entrer un souffle d'air frais et de liberté dans l'atmosphère confinée du monde des lettres et des arts, inféodés au politique.

 

Rien de plus réjouissant que ce jeu de massacre dont font les frais les pontifes. Laurent use de toute la panoplie du polémiste, à commencer par l'humour et l'ironie. Sa drôlerie s'exerce aux dépens des hommes, qu'il ne ménage pas, mais aussi contre les thèses qu'ils défendent. Il les démonte, en démontre l'inanité ou la nocivité.

 

A commencer par l'engagement de l'écrivain, considéré comme un critère. Curieuse confusion de genres entre le politique et l'esthétique. Il pourfend le roman à thèse et l'ennui qu'il engendre, prône la fantaisie et la liberté : "Si les romans à thèse de Jean-Paul Sartre sont si vite tombés dans l'oubli, c'est qu'un héros représentatif finit par ne plus représenter qu'un schéma, alors que le roman, qui est un exercice plus proche de la biologie que de la physique, se développe hasardeusement et non selon le déterminisme d'une conception."

 

Albert Camus, on s'en doute, ne trouve pas grâce à ses yeux, et qu'il ait été nobellisé n'y change rien. Plutôt une circonstance aggravante. C'est que l'auteur éprouve peu d'estime pour les jurys littéraires. Il revient à plusieurs reprises sur le cas, exemplaire, de Simone de Beauvoir, primée en 1954 : "Les Goncourt ont porté leurs suffrages sur Les Mandarins, de Simone de Beauvoir. A ce propos, je rappelle que le testament d'Edmond de Goncourt prévoyait que le prix serait donné "à la jeunesse (sic), à l'originalité du talent (sic), aux tentatives nouvelles et hardies (sic) de la pensée et de la forme". Ne faites jamais de testament." Voilà le ton.

 

Arts, son titre l'indique, ne s'intéresse pas qu'aux écrivains et à la littérature. Il s'ouvre au cinéma (Truffaut et ceux qui deviendront les réalisateurs de la Nouvelle Vague y donnent leurs premiers articles critiques), aux arts plastiques. La mode, en peinture, est au non-figuratif. Hors de l'abstraction, point de salut. Jacques Laurent daube dans plusieurs articles sur l'absurdité de tels ukases, étrille les critiques et leur galimatias prétentieux. Singulièrement Charles Etienne, l'une de ses têtes de turcs qui officiait à Combat. Qu'écrirait-il aujourd'hui sur l'art "conceptuel" ?

 

De même pressent-il, avec une acuité étonnante, les dérives dont nous faisons à l'heure actuelle les frais. Ainsi du développement de la presse à sensation, du mécanisme généralisé de désinformation, de la langue de bois maniée par les  politiques, de l'invasion de la publicité. Tout cela, dont il voit poindre les prémices, il le dénonce avec une liberté de ton dont nous n'avons même plus idée. Il nous donne une leçon de jouvence et d'irrespect. Rien de plus salubre.

 

Jacques Aboucaya

 

Jacques Laurent, L'Esprit des Lettres, II, préface de Christophe Mercier, de Fallois, juin 2013, 390 p., 22 €.

 

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