"Mes Monstres", souvenirs de Dino Risi

Ame perdue ?

 

Les mémoires de Dino Risi portent bien leur titre, Mes Monstres. La lecture de cet assemblage de textes suscite plus le malaise que le rire.

 

La publication des mémoires de Dino Risi, intitulés Mes Monstres en référence à l’un des ses films les plus célèbres, a suscité dans la presse des réactions un peu étranges, relevant souvent de ce que les Anglais appellent lip service. Quelques formules enthousiastes, mais bouclées en moins de dix lignes, avec reprise de deux ou trois anecdotes, toujours les mêmes, starring Mastroianni, qui, devant embrasser Romy Schneider sur le tournage de Fantôme d’amour, se serait écrié ; « Et dire que je suis payé pour faire cela ! » ou Catherine Deneuve, qui ne craignit pas d’envoyer au réalisateur une lettre d’insultes pour lui dire tout le mal qu’elle pensait de lui et du traitement qu’il lui avait infligé sur le tournage d’Anima persa.

 

Comme ces deux anecdotes étaient comme par hasard reproduites dans le « prière d’insérer » généreusement fourni aux journalistes, on est en droit de se demander si ceux-ci ont vraiment lu l’ouvrage, mais la vraie question n’est même pas là. Si la lecture de ces mémoires est à bien des égards décevante, frustrante, agaçante, pourquoi ne pas le déclarer ouvertement ? Risi a bien entendu le droit de dire et de ne pas dire ce qu’il veut, mais, du point de vue du lecteur, il en dit le plus souvent trop, ou pas assez. Cette lettre de Deneuve, par exemple, nous ne saurons pas ce qu’elle contenait exactement, quels reproches précis s’y exprimaient. Godard n’est pas un individu sympathique sous tous rapports, mais reconnaissons-lui cette justice qu’il a eu, lui, le courage de laisser publier intégralement la longue lettre de François Truffaut dans laquelle celui-ci ne cesse de dénoncer sa suffisance et son racisme.

 

Il semble, en fait, que les journalistes qui ont rendu compte de Mes Monstres aient eu peur de briser un souvenir de jeunesse. Ce n’est pas tant Risi qu’ils ont voulu épargner — que risquaient-ils ? Risi a quitté ce monde il y a plus de dix ans… —, c’est l’image qu’ils avaient de Risi. Refusant de la corriger, ils ont voulu, tout au contraire, retrouver dans les différentes vignettes qui composent ces mémoires l’écho direct d’un cinéma qui les avait enchantés. Mais ce n’est qu’à moitié vrai.

 

Même si le nom de Dino Risi dit encore quelque chose aux jeunes gens d’aujourd’hui, ceux-ci peuvent-ils bien imaginer l’attente que suscitait la sortie de chacun de ses films dans les années soixante et soixante-dix ? C’est qu’ils étaient, tous, comme l’illustration de cette maxime dont il était l’auteur et qui laisse loin derrière elle bien des paragraphes de Chamfort : « La vie est courte, mais la journée est longue. » Risi regardait l’univers par le petit bout de la lorgnette, s’attachait à des gens le plus souvent insignifiants, parfois même à des demeurés, mais l’attention qu’il leur portait était leur revanche. Prise dans sa totalité, leur existence ne présentait sans doute guère d’intérêt, mais chacune de leurs journées traînait son lot de misères et les comédies de Risi n’étaient comiques que parce qu’elles étaient au fond des micro-tragédies. Avant que d’être cinéaste, Risi avait été médecin, et assez longtemps — il avait dépassé la quarantaine quand il s’aventura derrière une caméra ; il savait que le malheur frappe tout autant, sinon plus, les petits que les grands. Si tant est que cette distinction ait un sens, puisque son cinéma ne cesse de démontrer que les grands ne sont souvent que des baudruches.

 

On n’a jamais très bien su ce que signifie castigat dans la formule castigat ridendo mores. Mais disons que chez Risi la comédie rééquilibrait les mœurs et que, même quand elle ne parvenait pas vraiment à ses fins, elle portait toujours en elle quelque chose de généreux.

 

Or c’est cette générosité qui manque cruellement dans nombre de pages de Mes Monstres. Résumons : Risi appartient à une génération de mâles pour qui les femmes n’étaient véritablement que des objets de distraction et qui allaient au bordel comme on va au bistro. Sans se poser la moindre question sur le bordel ou sur eux-mêmes. C’était, dira-t-on, l’époque… Et, d’ailleurs, ne pourrait-on pas inclure dans le même lot Flaubert, Feydeau ou Maupassant, ou, pour donner un autre exemple italien, Moravia ? Sans doute, mais il semble que la littérature ait été pour ces quatre écrivains l’occasion d’une réflexion sur leurs pratiques. La fréquentation des prostituées chez Moravia est constamment mise en rapport avec le mal-être de l’adolescent qu’il était. Chez Flaubert, elle s’apparente à une plongée dans l’Au-Delà. Et Feydeau et Maupassant sont morts fous. Risi semble, lui, se porter très bien en permanence.

 

Sans doute y a-t-il dans l’inachèvement de ces vignettes ou de ces notes la marque d’une réelle pudeur, et l’idée qu’il est inutile de dénoncer l’horreur de certaines situations quand l’horreur se dénonce d’elle-même. Risi se borne à signaler en trois lignes qu’il a lu dans un journal le cas d’un ouvrier se prostituant pour pouvoir nourrir sa famille. Mais comme tout est présenté de la même manière, comme tout, choses légères et choses graves, est mis sur le même plan, le lecteur a parfois l’impression que certaines tragédies véritables (par exemple, certains épisodes de la période fasciste) sont traitées comme de petites farces. Il n’est pas sûr, quoi que disent certains, qu’on puisse rire de tout.

 

La quatrième de couv’ voudrait nous persuader que, « comme le poète, [Risi] s’adresse [au lecteur] avec ses mots : ‟ Mon semblable, mon frère ” », mais il n’est pas sûr que tous ses lecteurs, et en particulier ceux qui avaient aimé l’œuvre de Risi réalisateur, accepteront une telle parenté.

 

FAL

 

Dino Risi, Mes Monstres, traduit de l’italien par Béatrice Vierne, préface de Samuel Brussel, Éditions de Fallois/L’Age d’Homme, décembre 2013, 19,50 €

Aucun commentaire pour ce contenu.