Lettre ouverte aux auteurs de "Trois Christs"

Madame Mangin,

Messieurs Bajram et Neaud,

 

Je prends la plume au sujet de Trois Christs. Votre ouvrage a fait l’objet de plusieurs discussions dans la rédaction du littéraire.com : après l’avoir lu, je suis en effet allé questionner différents collègues pour obtenir leur avis. D’où le fait que ce papier arrive un peu tard par rapport à la sortie, en octobre dernier : le temps de réunir les opinions de mes confrères. Je ne les résume aucunement ici mais vous expose mon avis personnel après mûre réflexion car ce livre fut surement un des plus dures que j’ai eu à critiquer !

 

Si jamais cette lettre tombe entre les mains d’une personne n’y connaissant pas grand-chose en BD, celui-ci sera un peu perdu. Je prends donc l’initiative de vous résumer votre œuvre, ce qui, je m’en doute, sera pour vous trois inutile... N’y voyez donc là aucun affront, bien entendu !

Dans le petit village de Lirey, en Champagne, apparait en 1353 le Saint Suaire. Cette relique est la plus controversée de la chrétienté : le linge ayant enroulé le Christ à la descente de la croix et l’ayant conservé trois jours jusqu’à sa résurrection. Les empreintes du corps du sauveur se sont marquées sur le tissu, permettant donc aux fidèles de se recueillir devant les traits du fils de Dieu.

Trois Christs se penche alors sur cette (re)découverte de la relique mais décide de réaliser un exercice de style en prenant trois postulats : Dieu existe, Dieu n’existe et Dieu est radioactif. Apparaît donc trois histoires mettant en scène la même histoire, celle du linge sacré. Les hypothèses - auxquelles nous pouvons adhérer ou non, là n’est pas la question - offrent une réflexion intéressante sur la religion et la vénération des reliques. Les mêmes personnages se retrouvent alors dans des situations similaires et un jeu, tel un puzzle, nous est annoncé : les mêmes images et les mêmes paroles seront utilisées dans les trois histoires afin de montrer comment avec les mêmes matériaux il est possible de créer trois choses différentes !

 

Il m’est pesant de devoir vous affirmer, Madame Mangin, que je n’ai jamais par le passé réellement apprécié vos scénarii. J’avoue ne pas avoir tous lu de vous, mais à chaque fois que j’ai ouvert un de vos livres le sentiment que l’Histoire ou la Mythologie étaient maltraités sans aucune raison en ressortait. Je n’ai rien contre les modifications historiques, loin de là ! Mais si modification il y a, celle-ci se doit d’avoir un but. C’est lui qui manquait dans les vôtres, à mon humble goût.

Pourtant, force est de constater que cette fois n’est pas coutume : l’idée de Trois Christs est superbe ! Tous furent unanimes au littéraire.com : réaliser en un même livre un triptyque sur trois théories concernant le Saint Suaire était très bon. Du point de vue historique, je n’ai rien à dire de vos recherches, bien au contraire : une excellente documentation soutient votre œuvre et cela se ressent à la lecture. Enfin je peux rejoindre les rangs des autres critiques pour affirmer que, oui, j’ai lu un ouvrage de Valérie Mangin avec un bon scénario !

 

Monsieur Bajram, je ne suis pas du tout un grand fan de la coloration à l’ordinateur. J’estime, en effet, que la coloration apporte quelque chose d’important à l’œuvre. Or, très souvent, ces couleurs numériques ne permettent pas d’apporter autant de puissance au dessin. Prenez Blacksad : cette BD aurait-elle eu autant de succès sans les magnifiques aquarelles de Guarnido ? Certainement pas ! Pourtant il arrive que ce style de couleur ne soit pas dérangeant, au contraire... Ainsi Zombillenium d’Arthur de Pins est superbe ! Un véritable bijou.

C’est donc avec un "pourquoi pas, voyons voir" que j’ai abordé Trois Christs. Il me faut reconnaitre que certaines cases sont très belles, avec une superbe lumière. Notamment celles mettant en scène le Christ dans la première version. De manière général il n’y a rien à redire du style graphique sauf certaines cases-ci et là où les personnages manquent réellement de vie...

 

Le prologue et l’épilogue que vous avez réalisés, Monsieur Neaud, sont tout simplement magnifiques. Rien à y redire, rien à critiquer : il n’y a qu’à acclamer ! Une très belle manière de se pencher sur le mystère du linge sacré et de se poser des (bonnes) questions.

 

Et pourtant, malgré l’excellence de l’idée, le talent du scénario, des illustrations bonnes, bien qu’inégales, et une introduction ainsi qu’une conclusion magnifiques, force est pour moi de devoir vous dire que je n’ai pas apprécié l’ouvrage. Je me suis durant de nombreuses semaines remis en question, je suis allé lire sur le Net différentes interviews, voir certaines vidéos. Et j’ai surtout lu et relu le livre.

Je pense qu’avec tous ces éléments vous n’avez pas réussi à créer une œuvre digne de ce nom.


Pourquoi ?

 

Surement dans l’annonce : vous affirmez que nous tenons dans les mains un ouvrage où nous retrouverons les mêmes citations et les mêmes images qui, mis ensemble de manières différentes, formeraient trois histoires différentes. Or, je m’attendais – nous nous attendions – à retrouver trois fois les mêmes images et citations. Point de cela : ce sont pour beaucoup des phrases se ressemblant, ce sont des images faisant penser à... D’une certaines manières nous sommes plus dans un effet de déjà-vu. Mais pas dans un puzzle où, en combinant des éléments strictement identiques d’une manière différente, on obtient trois histoires originales.

Ainsi vous aviez tous les ingrédients pour réussir mais vous avez visé un peu trop bas, ou annoncer trop haut, voire les deux... D’où cette déception qui m’attriste car il y avait réellement de quoi réussir un chef d’œuvre !

 

Je ne défends donc pas Trois Christs comme un excellent ouvrage malgré le fait qu’il ait d’immense qualité. Mais en posant ce livre dans ma bibliothèque, il me laisse une chose : non le sentiment d’avoir lu un véritable chef-d’œuvre venant de vos mains, mais le sentiment qu’un jour je pourrais en lire un.


Pierre Chaffard-Luçon


Article publié le 1er mars 2011 sur lelitteraire.com


Mangin, Bajram & Neaud, Trois Christs, Soleil, octobre 2010, 88 p.- 19,90 €

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