Avec les "Œuvres philosophiques" de Diderot dans la Pléiade, savourez la pluralité des points de vue
La pensée de Denis Diderot ne se constitue pas de manière solitaire. Il usera tout au long de sa réflexion d’une technique étonnante de l’intertextualité. Ainsi il raisonnera par le prisme de strates de lectures. Il développera son approche dans le dialogue. Accomplira son Œuvre grâce à l’usage de systèmes infinis de renvois. Rendant sa lecture complexe. Mais Diderot sut aussi fixer comme unique dessein à sa pensée de réformer ses propres déductions. Car il se devait de bâtir à partir d’un fonds qui est tout aux autres. Au butin sacré de l’esprit cartésien - constitué d’idées innées dont l’évidence serait le signe d’une vérité - il opposera son trésor hétéroclite. Dans son sac à malices il mélangera les fruits de ses lectures, rencontres, expériences...
"À la méthode cartésienne de l’élimination qui supprime tous les préjugés pour éviter que la pensée ne soit contaminée par la moindre erreur s’oppose une méthode baconienne de la sédimentation qui ne peut acquérir des connaissances qu’à partir des idoles."
Lesquelles véhiculent des images trompeuses mais sont les seuls moyens d’accéder au savoir : "on ne peut rien écrire de nouveau sans avoir effacé les inscriptions antérieures" insiste Diderot. Toute nouvelle écriture serait à prendre comme un palimpseste ?
Diderot ne cessera de jouer sur des systèmes d’allusions et de citations. Mais
elles ne peuvent être considérées comme des pensées autonomes. Tout au plus un
inventaire des sources. Car la citation est souvent approximative. Jamais
Diderot ne fait de citations à contresens mais parfois il oublie ou modifie un
mot. Signe qu’il connaît bien le texte par cœur...
Quelle que soit la subtilité des stratagèmes que Diderot met en œuvre, son art
de citer ne saurait être réduit à une stratégie. D’ailleurs, il ne cite pas
uniquement en insérant des guillemets. "Son œuvre est émaillée d’allusions,
de paraphrases, de pastiches, voire de formules littérales qui n’ont pas la
moindre marque spécifique d’énonciations."
Kant imposera, quelques années plus tard, une définition de la loi
morale indépendante des contextes et des situations particulières. Mais Diderot
maintiendra la vieille règle des libertins du siècle précédent. "On est inconséquent", avoue le
philosophe à la maréchale qui le reçoit. Diderot fera publier l’entretien comme
traduit d’un philosophe italien, victime de l’Inquisition.
Chacune de ses œuvres est affectée d’un coefficient de diffusion. Aucune
affirmation ne peut être détachée de son contexte. Encore moins de son statut
éditorial ! Il ne faut en aucun cas tenter de réduire Diderot à une
cohérence. Sauf à tomber dans la dénonciation de ses contradictions. Mais quel
philosophe ne s’est jamais renié ?
De l’Encyclopédie, dont l’impression a été un long combat, au Neveu
de Rameau, conservé comme un manuscrit totalement privé, des Pensées
philosophiques, publiées sans nom d’auteur, au Rêve de d’Alembert,
diffusé à quelques exemplaires manuscrits, Diderot a toujours inscrit ses
textes sur une échelle de confidentialité. "Je compte sur peu de
lecteurs, et n’aspire qu’à quelques suffrages", déclarait-il...
Comparer des textes qui n’ont pas le même statut de diffusion. Ou effacer le
face-à-face ombre lumière. Voir abraser cette perspective qui se perd dans
l’inconnu. Tout cela relèverait d’une condamnation à ne pas mieux comprendre
Diderot. Tout comme prétendre isoler dans le foisonnement de sa plume ou
l’euphorie de sa réflexion, ce qui relèverait de la pure philosophie et ce qui
ne serait que fiction.
La vérité est plurielle. Les vérités sont uniques.
À la manière de Montaigne, Diderot ajoute mais ne corrige pas. Il
peut, à partir de tout propos, faire jaillir une nouvelle idée. Il y a toujours
"route
par ailleurs" Il n’y a pas plus chez Diderot d’œuvres de jeunesse qui
seraient dépassées par les œuvres de la maturité, qu’il n’y a chez Montaigne
d’essai primé de son esprit. Lire Diderot ne consiste pas à opposer un texte à
un autre. Il faut savoir intégrer la dimension intertextuelle. Se jouer des
différentes versions en y voyant plusieurs aspects. Reconnaître qu’une fois une
encyclopédie achevée elle est dépassée.
Lire et relire Diderot, c’est être pris par un jeu infini d’opérations
intertextuelles. C’est éclairer son esprit comme un feu d’artifice de
connaissances. Savourer la pluralité des points de vue qui donnent sens au
texte même. Découvrir les résonnances que le livre produit chez son lecteur.
Ecouter les effets sourds et inattendus que provoquent ces nouvelles idées.
S’en émerveiller...
Ce volume
contient :
Pensées philosophiques
Promenades de Cléobule (La promenade du sceptique)
Lettre sur les aveugles
Lettre sur les sourds et muets
Pensées sur l’interprétation de la nature
Le rêve de d’Alembert
Principes philosophiques sur la matière et le mouvement
Réfutations d’Helvétius
Entretien d’un philosophe avec Mme la Maréchale de ***
Essai sur les règnes de Claude et de Néron
Préface, Chronologie
"Diderot et le bien d’autrui"
Note sur la présente édition
Notices, notes et variantes
Bibliographie
Index des notes de vocabulaire
Annabelle Hautecontre
Diderot, Œuvres philosophiques,
Gallimard, "Bibliothèque de la
Pléiade n°565", édition publiée sous la direction de Michel Delon, avec la
collaboration de Barbara de Negroni, volume relié pleine peau sous coffret
illustré, novembre 2010, 1472 p. - 57,50 € jusqu’au 28 février 2011,
puis 65,00 €
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