Denis Parent, "Sanguinaires", fuir la malédiction familiale

Corse-poursuite


Le père est mort dans Sanguinaires. Mais croyez-vous que, quand l’auteur se nomme Denis Parent, il pourrait laisser l’enfant totalement orphelin ?


Nous avons déjà signalé ici — à propos d’un de ses précédents ouvrages — que Denis Parent avait commencé sa carrière en tenant la rubrique « théâtre » dans une revue de cinéma. Ce spécialiste du regard oblique n’a rien fait depuis pour avoir un regard plus droit, puisqu’il semble se complaire dans son statut de vrai faux Corse. Installé dans l’Ile depuis des lustres, amoureux de l’Ile depuis son installation, il n’en reste pas moins un pinzultu, un homme du continent : « je ne suis pas corsophone », s’excuse-t-il dans ses remerciements ; de toute façon, en Corse, un pinz’ ne saurait être autre chose qu’un pinz’. Pour corriger cette situation, il impose aux héros corses de son nouveau roman, Sanguinaires, une espèce de road-movie sur le continent, mais un tel retournement ne corrige pas grand-chose, au contraire. Et, loin de la Colomba de Mérimée, est en outre posé dans Sanguinaires le principe d’un renoncement délibéré à une vendetta pourtant justifiée. De quoi en perdre littéralement la boussole. « Être corse, c’est ça au fond, penser là-bas et exister ici. La maladie de l’insularité. »


Littérairement, tous ces déplacements se traduisent chez Denis Parent par une fréquence aiguë des métaphores. Dès le début, la détonation d’une arme à feu ne résonne pas à travers les montagnes. Non : celles-ci applaudissent. Ailleurs, un personnage qui a l’impression de « pleurer sans larmes » a du mal à amarrer sa mémoire. Et plus loin le gros diesel du camion a un problème de bronches. Plus loin encore, la petite sera coagulée d’amour, ce qui, finalement, ne devrait pas nous surprendre, puisque, dans le même chapitre, le personnage qui vient de débiter son texte comme s’il récitait une fable de La Fontaine passe trois paragraphes plus loin devant une vraie fontaine. Dans les moments de paroxysme, le texte se permet même d’engendrer un mot-valise, tel que rêvalité.


Quiconque a lu du Denis Parent peut immédiatement reconnaître du Denis Parent en ouvrant n’importe lequel de ses romans à n’importe quelle page. La force de ce garçon est dans son style. Sa prose tranche heureusement avec celle d’un certain nombre d’œuvres contemporaines si fluides, si légères, si anonymes.


Oui, ce garçon a un style. Serait-ce aussi sa faiblesse ? On pourra en effet reprocher à l’écrivain de ne pas suffisamment s’effacer derrière ses personnages, de profiter d’eux pour se mettre lui-même en scène. Car il y a une contradiction dans Sanguinaires : la construction faulknérienne de l’entreprise, qui fait que chaque chapitre entend présenter le point de vue d’un personnage différent, s’accommode a priori assez mal de cette voix que l’on vient de dire, unique certes, mais aussi uniforme.


Cependant, cette uniformité vite se justifie. Ce qu’on pourrait sans doute appeler l’égoïsme des personnages, et qui devrait les distinguer les uns des autres, paradoxalement les rassemble. Chacun en effet a un tel désir de s’emparer du monde qu’il ne cesse de s’intéresser aux autres et, pour tout dire, de s’attacher à eux. Les métaphores sont pour les uns et pour les autres le moyen d’étendre leur empire, d’être ici et ailleurs, cet ailleurs incluant autrui, le cosmos et l’espace-temps. Tout, à vrai dire, est déjà clairement annoncé dans les citations mises en exergue de ce roman et qui associent sans vergogne Shakespeare et Jimi Hendrix. Malgré ses allures de Série Noire et sa trame apparente de course-poursuite, Sanguinaires est peut-être plus une encyclopédie qu’un récit. Ou si c’est un récit, c’est un récit généreux qui englobe une infinité de récits potentiels, la vision du moindre objet renvoyant à autre chose : « Dans une boutique d’Africains j’achète un téléphone à carte fabriqué on ne sait où par des enfants lépreux, tombé d’un camion et on paie cash m’sieur. »


A autre chose, et même à un Au-Delà, devenu tout d’un coup étonnamment présent, sinon accessible. La Marie qui hante ces Sanguinaires n’est-elle pas l’écho infiniment renouvelé de l’héroïne du premier roman de Denis Parent, Perdu avenue Montaigne Vierge Marie ? Et qu’importe si le batteur qui est au centre de cette nouvelle « histoire » est condamné à poser un jour ses baguettes ? Il a donné le tempo. Le lecteur n’a plus qu’à inventer sa propre mélodie.


FAL     


Denis Parents, Sanguinaires, Robert Laffont, janvier 2016, 372 pages, 21€.

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