John Gardner, La Symphonie des spectres : esprit frappeur

Ignorer le nom de John Gardner était jusqu’il y a peu une lacune bien excusable. Elle l’est nettement moins, maintenant que les Éditions Denoël redonnent la traduction de son magnum opus La Symphonie des spectres, qui n’avait plus reparu en français depuis 1985.

 

Le volume de l’ouvrage (près de 780 grandes pages fort peu aérées) est à la mesure de l’impression qu’il laisse à l’esprit, une fois sa lecture achevée : un sentiment d’écrasement, d’humilité devant un tel monument. À cet égard, la phrase « Le chef-d’œuvre oublié de la littérature américaine » – carrément imprimée sur la partie supérieure de la couverture plutôt que sur un bandeau – n’a rien d’un effet d’annonce.

 

L’argument ? Il tient en quelques lignes : Pete Mickelsson, prof universitaire de philosophie usé par les aléas de son existence et perclus des dettes que lui vaut un coûteux divorce, parvient à décrocher le crédit nécessaire à l’achat d’une maison dans le hameau (« perdu », faut-il le préciser ?) de Susquehanna, Pennsylvanie. Il s’y installe, mène des travaux de rafraichissement et de rénovation, ambitionne de rédiger la somme intellectuelle dont il se croit porteur et se met à côtoyer de loin les gens du cru. Ou d’un peu plus près quand il s’agit de la jeune prostituée Donnie, sœur du promoteur qui lui a fourgué, pour une somme raisonnable, cette grande baraque.

 

Rien de bien trépidant jusque là. Et s’il est assez vite acquis pour le nouveau propriétaire que sa maison est hantée, comme certains ragots parvenus à ses oreilles le sous-entendaient, eh bien, il faudra attendre plus de 300 pages pour commencer à les entrevoir, ces fameux fantômes. Amateurs de démarrages sur chapeaux de roues, façon Stephen King, s’abstenir…

 

Où réside alors l’intérêt de La Symphonie des spectres ? Tout d’abord, dans le personnage de Mickelsson, avec qui le lecteur fusionne très rapidement, même s’il est abordé sur le mode de la focalisation externe. Ce Nietzschéen entre deux âges – donc déjà terriblement menacé par la toute proche vieillesse – se débat entre les exigences financières mirobolantes de son ex, la douleur lancinante que lui cause l’éloignement de ses enfants, le harcèlement que lui infligent les agents du fisc et les derniers feux de sa libido. Un individu de ce profil est forcément attachant, et pourtant, en société, il ne fait rien pour. Il entretient avec ses collègues des rapports pacifiques (sauf avec les marxistes intransigeants) et somme toute distants (sauf avec la très belle Jessica, dont il est forcément amoureux).

 

Et puis, il y a la bâtisse, qui pourrait figurer au catalogue d’une agence immobilière regroupant la maison Usher, celle aux sept pignons de Hawthorne ou celle que Norman Bates partageait avec sa mère bien aimée. La demeure de Mickelsson a appartenu aux Sprague, dont les rapports interfamiliaux étaient tout sinon sains, et auparavant, source de sa légende, elle fut l’une des nombreuses adresses de Joseph Smith, fondateur du mormonisme. Le lieu est chargé. Il monte de la cuisine des odeurs pas désagréables, mais enfin, quand aucun four ne fonctionne, c’est inquiétant : et de temps à autre, un vieillard flanqué de son ancêtre d’épouse entrent dans votre chambre, l’air égaré, la tronche enfarinée, semblant chercher quelque chose. Ils disparaissent sans même avoir noté votre présence réelle ni les cheveux qu’ils vous ont fait dresser sur la tête.

 

Enfin, il y a ce rythme narratif, qui incite à la contemplation, à la pause, à la progression lente. Plonger dans ce roman et s’interrompre pour le reprendre fût-ce deux jours plus tard, n’est guère un problème. On sait que l’on va retrouver les personnages intacts, tant ils sont parfaitement construits, quasi « tangibles », et que l’on va raccrocher aisément à la partition générale.

 

Gardner, auteur sulfureux, rongé par l’alcoolisme et surdoué pour la solitude, a commencé La Symphonie des spectres en 1976, alors qu’il venait d’apprendre qu’il était atteint d’un cancer. Toutefois, le sentiment d’urgence dans lequel il l’a composé, l’espèce de fuite en avant qui l’a porté pendant des nuits entières à taper sur sa machine à écrire, ne se ressentent pas dans l’alternance harmonieuse des mouvements. Il y a bien des furioso, des andante, voire des allegro, cependant le tempo global reste au lento. L’édifice se construit avec patience, un caractère à la fois ; les scènes s’articulent avec une logique qui n’a rien de chaotique, mais juste ce qu’il faut de déhanché ; les énigmes se succèdent sans hâte et s’épaississent comme une brume plutôt que de s’abattre en rafales.

 

On devine le travail de traduction de Philippe Mikriammos remarquable, car l’écriture de Gardner louvoie d’un genre et d’un ton à l’autre, flirtant sans cesse avec le baroque, le symbolisme, la pointe sèche ou le réalisme magique. Le lecteur français ne pourra donc être que séduit et captivé par ce récit. Et si, l’ouvrage refermé, il lui vient l’impulsion de questionner : « Esprit de John Gardner, es-tu là ? », il ne fait pas de doute qu’il entendra frapper une fois.  

 

Frédéric Saenen

 

John Gardner, La Symphonie des spectres, traduction de Philippe Mikriammos, Denoël, octobre 2012, 790 pages, 29,50 €

  

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2 commentaires

ah merci merci!!!! Gardner, l'un des maitres  de raymond carver.

Hugues

Bonjour, commence la lecture par la p.245, pas trop mal le bouquin et même dirait-on bien écrit: sûrement que je tiens là un petit miracle de plume... Bye. Mich.