Didier Goux, Le Chef-d’œuvre de Michel Houellebecq : Un roman gouleyant

Voici un livre qui sort de l’ordinaire. D’abord quantitativement parlant. Il occupe, avec ses quelque trois cent trente pages, un juste milieu entre les productions actuelles, soit étiques (le minimalisme est à la mode), soit, à l’inverse, pesantes à l’excès (plus de six cents pages restent, pour beaucoup, un gage de sérieux). Ajoutons tout de suite que là ne réside pas sa seule originalité. Son titre, énigmatique, un tantinet provocateur, pique la curiosité : que vient faire ici Houellebecq ? Est-il un avatar de l’auteur ? Le héros d’un roman qui tournerait autour d’un de ses livres supposé être son chef-d’œuvre ? ? Ni l’un ni l’autre, en réalité.

 

Certes, Michel Houellebecq apparaît bien, en personne, dans l’intrigue. Il est même dépeint avec réalisme, sans indulgence excessive,  joue un rôle essentiel (et imprévu) dans son dénouement. Quant à son œuvre, évoquée à la manière d’un leitmotiv, elle jalonne le récit, lui donne une respiration, assure le lien entre les personnages. Reflet de notre temps et de ses « problématiques » (ainsi parle-t-on aujourd’hui), elle joue, en quelque sorte, le rôle d’un miroir et d’un révélateur.

 

L’idée de mettre en scène, dans une fiction, un personnage dont la réalité est indéniable, pour n’être pas vraiment nouvelle, n’en garde pas moins son pouvoir de séduction. Du reste, les allusions à l’actualité foisonnent tout du long. Une actualité considérée avec le regard narquois auquel Didier Goux nous a accoutumés depuis En territoire ennemi (Les Belles Lettres, 2013). Il considérait déjà le monde tel qu’il va, notre société, ses valeurs et ses fausses valeurs, avec la même gourmandise mêlant l’ironie et le désenchantement. Ce qui en fait sans conteste un épigone de Philippe Murray et de son Homo festivus.

 

Ici encore, rien ne lui échappe de nos ridicules, de cet instinct grégaire qui nous fait, influence des media aidant, bêler avec le troupeau. On manifeste à tout propos, pour se donner bonne conscience. Contre le staphylocoque doré. Existe-t-il cause plus noble ? Contre le ministre es Relations fraternelles et du Travail partagé. Pour la défense des droits acquis, en braillant des slogans imbéciles et en brandissant des pancartes où l’on peut lire « Nous sommes Jacky ». Il fallait y penser. On se pâme devant des œuvres d’art absconses, comme cette pièce africaine d’autant plus sublime que, jouée en dialecte, elle demeure strictement incompréhensible aux spectateurs français. 

 

Les personnages évoluent avec plus ou moins d’aisance dans un monde de poncifs et de préjugés, contraints de composer avec une doxa aussi insidieuse qu’omniprésente. Capable de gangrener tous les domaines de l’existence, jusqu’au plus petit détail du quotidien. Or, ce qui nous est ici narré, c’est justement le quotidien de héros fort dissemblables entre eux, mais dont les destins vont se croiser, voire se mêler au hasard de rencontres plus ou moins fortuites.  Ainsi naissent des couples improbables, des amitiés et des inimitiés irrationnelles et d’autant plus solides.

 

Il y a là Evremont, qui écrit d’une main des romans de gare et de l’autre des textes érotiques, misanthrope prompt au sarcasme, préférant à celle des humains la compagnie d’un chien qu’il appelle Charlus. Sans, du reste, que cette réminiscence proustienne induise quoi que ce soit sur les mœurs d’un animal dont la seule particularité est de rester prostré toute la journée dans son coin. Evremont se liera pourtant avec Jonathan, étudiant en pharmacie en rupture d’amphithéâtre, passionné par les livres de Houellebecq. Amoureux de la jeune Valérie, sa condisciple, qui le fera condamner pour viol et lui préfère, du moins pour un temps, un grand Noir prétendument sans papiers. Ce qui lui confère, comme on s’en doute, un prestige inégalable.

 

Et puis, parmi les principaux protagonistes, Mohamed Al-Mansour, dit Charlie, fils métis de l’épicier arabe. Un collégien attachant qui fera ses premières armes amoureuses avec Tosca, une « grande » déjà lycéenne. Quelques autres aussi typés, campés avec un souci du détail qui leur donne une réalité saisissante. Les uns et les autres deviennent tour à tour les acteurs d’épisodes qui se succèdent ou s’enchaînent comme les séquences d’un film dans lequel  le télescopage d’images voisinerait avec l’usage du fondu-enchaîné.

 

On se gardera, bien entendu, de dévoiler tous les éléments qui aboutissent à un dénouement inattendu. Le ton unique de ce roman tient à un subtil mélange de comique et de tragique. A l’observation malicieuse, certes, mais pénétrante, d’un narrateur omniscient. Enfin, et ce n’est pas le moindre de ses charmes, à une langue somptueuse. Didier Goux est un amoureux des mots. Il sait ce qu’écrire veut dire. L’imparfait du subjonctif lui vient sous la plume avec un parfait naturel. Sans affectation, sans affèterie. Pas un critère ? Bien sûr que si. Paraissent aujourd’hui tant de romans bâclés, au style relâché ou ridiculement ampoulé,  que tomber sur un livre bien écrit s’apparente à une divine surprise. Bonne à être signalée.

 

Jacques Aboucaya

 

Didier Goux, Le Chef-d’œuvre de Michel Houellebecq, Les Belles Lettres, janvier 2016, 331 p., 21,50 €.

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