De l’autre côté de l’eau (Indochine, 1950-1952) - Le prix de l’initiation

« Il est difficile de durer dans ce pays sans devenir fou. »

 

Dominique de La Motte, général de cavalerie à la retraite, revient dans ce récit sur la période qui l’a formé en tant que soldat et en tant qu’homme. Il écrit à propos de la guerre d’Indochine, sa guerre d’Indochine, loin du front violent du nord, relatant son expérience de dix-huit mois à la tête d’un commando composé de supplétifs dont le rôle est de mener ce que les films de Pierre Schoendoerffer (la 317ème section, le Crabe-Tambour) illustrent avec force et talent : une guerre des postes, dans laquelle un territoire était alloué à un officier et dont la mission était de le défendre des attaques du Viet-minh. Mémoires d’une guerre étrange, oubliée, De l’autre côté de l’eau est aussi l’occasion de voir évoluer un jeune lieutenant, sans expérience et au caractère trempé, qui choisit d’apprendre à faire la guerre pour apprendre la vie.

 

L’auteur plonge dans la jungle indochinoise sans arrière pensée ni idée préconçue. Il veut combattre, il veut diriger un groupe, plutôt que suivre des ordres dans une caserne. Son théâtre d’opérations, au nord de Saigon - l’actuelle Hô-Chi-Minh-Ville -, non loin de la plaine des Joncs, de la montagne de Tay Ninh et de la frontière avec le Cambodge, deviendra son royaume, le lieu où il exercera, au sein de la plantation dans laquelle il est hébergé et au-delà dans la jungle environnante, son autorité sur des hommes venus d’horizons divers : des caodaïstes, d’anciens membres du Viet-minh, des Cambodgiens, des Annamites, des paysans des alentours, et leurs familles. Ce qui réunit ces hommes autour du jeune lieutenant, encore inexpérimenté ? La promesse de l’action, la possibilité de vivre en famille, et un officier qui les respecte. Le prix de leur loyauté ? La justice qu’il rend, mais surtout la paye qu’il leur verse. De La Motte ne prétend pas comprendre ces hommes et leurs familles, il fait juste de son mieux pour ne pas commettre d’erreur. Il est leur commandant, leur roi, leur juge et leur père. « Pour mes hommes, la mort est peut-être absurde, mais guère terrifiante. Elle rode et frappe qui elle veut, quand elle veut. On tue sans raison, on meurt de même. »

 

Les noms défilent, exotiques, vagues souvenirs d’une époque coloniale révolue et oubliée : les lieux tout d’abord, de la Cochinchine au Tonkin, de la province d’Annam à Saigon ; les hommes ensuite, qu’il s’agisse d’Hô Chi Minh ou du général de Lattre, plus connu pour ses faits d’armes pendant la seconde guerre mondiale que durant cette guerre perdue d’avance. Peu à peu, l’auteur recrée à partir de souvenirs toujours vivaces - il a écrit ses mémoires après avoir pris sa retraite - un univers perdu, avec son honneur, ses codes, ses paysages. Le titre fait référence aux Pensées de Pascal, qui mentionne les ennemis qui sont toujours de l’autre côté de la rivière, « de l’autre côté de l’eau ». La rivière ici, c’est le rach Tay Ninh, affluent de la rivière Saigon, au-delà duquel s’étend le territoire interdit du Viet-minh.

 

De La Motte pointe l’incohérence des décisions du haut-commandement, d’ailleurs lâché par les politiques, les missions qui s’enchaînent autour du poste, dont la plantation abrite le quartier général, sans vrai but. Il décrit par le menu la vie sur place, le rôle essentiel des femmes, la place de l’autorité, l’importance aussi d’être bien secondé. Au-delà de ce microcosme, le lieutenant appréhende l’univers qui l’entoure du mieux qu’il le peut. Il souligne l’importance des planteurs, des réseaux développés entre ces derniers et les autorités, mais aussi avec le haut-commandement français, ainsi qu’avec le Viet-minh durant - et malgré - la colonisation. C’est toute une société qui revit sous sa plume, avec ses nécessités, ses valeurs, sa dureté et ses vendettas.

 

Le lieutenant de La Motte est seul pour accomplir sa mission. Il aime cette solitude même si elle lui pèse parfois. Il ne retire ni bénéfice de sa position, ni ne se fait d’illusion sur la nature humaine, asiatiques et européens sont tous dans la même galère, et la religion, quelle qu’elle soit, ne pourra sans doute pas les sauver : « La guerre que je mène est différente. Je cours après de rares accrochages, mais le quotidien n’est que trahisons, coups fourrés, savants compromis et âpre recherche de renseignements. Je sais d’expérience que mes hommes ne sont ni meilleurs ni pires que ceux ‘de l’autre côté de l’eau’. Ils sont les mêmes, guidés par des instincts que tempère seule la volonté de leurs chefs. Je vois trop le mal et ma propre faiblesse pour oser dire qu’il est tout simple de croire. » Alors, devrait-il se réfugier dans la  religion, la foi ou le fatalisme ? L’auteur choisit plutôt la lucidité, seule à même de lui permettre d’atteindre le jour suivant. Toute naïveté lui coûterait cher face à des hommes qui, s’ils le respectent, ne lui pardonneraient aucune erreur.

 

Apprenti baroudeur, le lieutenant aura finalement droit à sa mission, de l’autre côté de l’eau, celle qu’il attendait sans le dire, et qui fera de lui un homme. L’expérience de ce combat, ainsi que celle de ce commandement, ces nuits passées en mission dans la vase et la boue, à progresser vers l’inconnu, le changeront à jamais. Voyage initiatique d’un homme honnête et humble, ce texte nous offre un regard plein de la pudeur d’une génération qui ne dévoilait pas ses sentiments, mais qui les vivait pleinement, sans trop se poser de questions sur le pourquoi ou le comment. Les images se succèdent et s’insinuent comme une maladie tropicale : insidieuses, elles plongent tout d’abord le lecteur dans une certaine torpeur avant de pénétrer jusque sous la peau, à faire frissonner. Comme la malaria, elles nous frappent, nous quittent lentement, avec la promesse de revenir plus tard. Le lieutenant est devenu général, l’impulsif est devenu homme. Un livre court, qui prend au cœur autant qu’aux tripes, et laisse l’impression tenace que tout ne s’apprend pas dans les livres.

 

« Quand un vieil officier écrit ses mémoires, il raconte sa dernière prise d’armes, la façon dont il a regardé ses hommes droit dans les yeux et ressenti presque physiquement l’arrachement à ce qui a été sa vie. Moi, la dernière prise d’armes de ma vie, je l’ai eue ce jour-là. Aucune autre, depuis, n’a ébranlé ma sérénité. Certaines m’ont paru belles, d’autres m’ont ému, d’autres encore procuré un ennui discret. Toutes avaient le tort de venir après ‘la dernière’. Et cela, je le pressens déjà ce jour-là. »

 


Glen Carrig

 

De l’autre côté de l’eau (Indochine, 1950-1952), Dominique de La Motte, Editions Tallandier, collection Texto, novembre 2012, 7,50€

1 commentaire

anonymous

Magnifique et épique analyse de cet ouvrage qui donne vraiment envie de le lire.

Merci pour cette "fiche de lecture" exemplaire et remarquablement écrite.

Un officier de l'armée de terre en retraite, spécialiste de la guerre d'Indochine mais trop jeune pour l'avoir vécu.