« Salauds de pauvres ! »

À quelle descente aux enfers de la société nous convie le professeur Dominique Kalifa, expert en histoire du crime, des transgressions et de la culture de masse ! Son dernier essai explore en effet l’une des zones les plus risquées et fascinantes de l’imaginaire collectif contemporain : les « bas-fonds ».


Les fantasmes vont bon train autour de cette expression, dont le référent littéraire et sociologique se concrétise au cours du XIXe siècle. Et s’il est bien clair que la misère ne naît pas de la société industrielle, c’est bien vers les années 1840, en contexte urbain, dans des métropoles telles que Paris ou Londres, que se structure une identité de classe marginale, marquée du sceau de l’infamie, et inspirant autant le dégoût que la crainte.


De quoi se compose-t-elle, cette lie de l’espèce à qui Hugo comptera amener la rédemption en l’alphabétisant et dont Lombroso prétendait expliquer biologiquement les penchants criminels ? De pauvres essentiellement, formant un lumpenprolétariat voué à l’alcoolisme, à la prostitution et à la déchéance physique ; mais aussi de gouapes et de serineurs en tous genres, qui parlent leur argot et se hiérarchisent selon les codes de l’aristocratie de la crapule. C’est en tout cas ce que l’on raconte.


Où la dénicher, cette faune ? Il y a des quartiers où se tiennent les « apaches », en dehors des grandes artères hausmaniennes par exemple, là où les masures foisonnent et abritent les pires désolations. Ou alors ils manigancent leurs coups tordus dans certains cabarets, jusqu’à y régler leurs comptes à la lame quand le ton monte. Mais, au fait, vous voulez visiter, M’sieur dame ? Pas de problème… Suivez le guide pour une de ces « tournées des grands-ducs » dont vous vous souviendrez longtemps. La version originale de l’activité bien sûr, et pas cette bamboche interminable de restaurants en boîtes de nuit. Ici, le cicérone vous introduira dans les bouges sordides et les venelles dont toute hygiène est bannie. Périlleux ? Rassurez-vous : le spectacle est parfois organisé, en complicité avec un cabaretier et quelques voyous bons acteurs, qui savent quand faire du bruit et se prendre au col au moment voulu pour faire frissonner le bourgeois en déplacement. Voyeuriste ? Ainsi se distrayaient les riches à une époque où il n’y avait pas encore de télévision pour se repaître assis du spectacle de la détresse… Aujourd’hui, de telles pratiques se voient intégrées dans des packages d’« alter-tourisme ».


Malgré des incursions en Amérique latine ou en Orient, l’enquête de Kalifa couvre principalement deux aires culturelles, la française et l’anglo-saxonne, et rien que là la matière est déjà pléthorique. Il s’agit d’évoquer les bas-fonds tels que les envisageaient les écrivains, les moralistes, les reporters, les flics, les phrénologues, les misérables eux-mêmes. Une encyclopédie de la pouillerie, en somme, qui nous transporte du faubourg de Gotham (qui donnera plus tard son nom à la ville corrompue redressée par Batman) aux bordels repeints au sang de putains de Whitechapel, de la Cour des Miracles à la Butte Montmartre. L’intérêt du périple n’est pas que géographique, il est également d’ordre sémantique. Le lecteur se décrottera les mirettes pour apprendre d’où vient le mot « clochard » ou depuis quand au juste existe l’expression « SDF ». Des mots, il passera ensuite aux représentations mentales et aux stéréotypes associés au « quart-monde », qui fut l’objet de toutes les taxinomies positivistes comme de toutes les rumeurs affabulatrices.

Dominique Kalifa rappelle enfin à l’esprit curieux l’existence d’une production romanesque ou « de témoignage » foisonnante, hélas largement méconnue ou oubliée. Dire pourtant que Nicolas Restif, Jack London, Guy de Maupassant, Pierre Mac Orlan, Joseph Kessel, Charles Dickens, le photographe Brassaï ou Chaplin plongèrent dans les entrailles de l’underworld pour en rendre compte, chacun avec son style… Et puis, cet univers nourrit encore les fictions contemporaines, à travers le steampunk, la réactivation de figures mytho-historiques dans de grandes productions cinématographiques (Vidocq récemment) ou les décors de zones glauques dans les jeux vidéos. L’étude de Kalifa, parfaitement documentée et menée sans temps mort, confirme quant à elle que les pépites, ça peut vraiment se dénicher en dessous de tout.   


Frédéric Saenen 


Dominique Kalifa, Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Seuil, Collection « L’univers historiques », janvier 20013, 400 pages, 25 €
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