Comment dire l’instant en peinture ? Dominique Vergnon interprète la magie de 21 peintres illustres

Nul doute que c’est avec amour que Dominique Vergnon suivra les conseils de Rilke, quatre ans après un premier album remarquable (Comment dire la grâce en peinture), pour tenter de nous éveiller à la grâce de l’instant capturé par l’œil du peintre. Car il en faut de la modestie pour se porter à la rencontre des maîtres et parvenir à jouir des merveilles qu’ils nous ont laissées. Classé par ordre alphabétique, cet album qui pourrait aussi être un dictionnaire amoureux, vous montrera quelques instants décisifs : celui où la lance perfore la gueule du dragon chez Uccello, où un coup de soleil éclair les régates chez Maurice Denis, où le jeu de la séduction commence chez Watteau, où la lune entre les nuages fait miroiter les flots chez Hokusaï, où les archets vont frotter les cordes des violons chez Daumier. Oui, la liste est éclectique mais ce n’est pas un inventaire à la Prévert, tout y est à sa place…

 

Cet instant presque indivisible, chéri par Diderot, tous, vont le réinterpréter selon leur sensibilité, leur époque, leur désir, à dessein parfois, à corps perdu aussi, malgré eux, pourfendeur d’interdit ou contempteur d’un style, d’une mode, mais aucun ne passera à côté de l’œuvre, faisant de leur art une pièce désormais incontournable de l’histoire de l’humanité. "Un peintre habile saisit un visage dans l’instant du passage de l’âme d’une passion à une autre et en fait un chef-d’œuvre…"

 

Ce très beau livre s’ouvre sur William Blake, touche-à-tout génial, à la fois poète, peintre, graveur, écrivain, philosophe et mystique… et compositeur. Tout simplement fou, diront les plus aigris qui ne comprennent rien en dehors de la norme univoque et simpliste, fascinant personnage, au contraire, que ce prophète incompris et ringardisé sous prétexte que, lui, c’est non Dieu qu’il aurait vu, mais bien… le Diable ! Ainsi la légende enfle-t-elle et les sottises s’amoncèlent au détriment de l’extraordinaire œuvre, notamment celle gravée. Au regardeur de se laisser bercer par ces rythmes équivoques, qu’ils soient de musicalité visuelle ou de sonorités poétiques.

Dominique Vergnon ouvre large les vantaux de son étude, faisant fi des époques ou des écoles, ainsi plonge-t-il son heureux lecteur des malheurs de Carpeaux – le sculpteur devenu peintre qui guerroie contre la Fatalité, peint avec fougue, par taches rapides et chatoyantes que l’obscurité placée délibérément autour des sujets amène jusqu’à la fulgurance, et devient… un dieu vivant – aux joies de Maurice Denis, habité par la religion qu’il ne cessa jamais d’honorer, de Daumier le lithographe, devenu pape de la caricature et peintre sur le tard, ou Hans Memling, le peintre des sentiments qui touche à l’art idéal, sans oublier James Ensor l’innovant qui se moque des conventions, en amplifiant les idées fortes de son époque et festoyait avec la lumière (sa jubilation) pour irriguer ses insolites idées (à découvrir dans l’art du détail comme dans les fougueux et ambles mouvements).

 

Arrêtons-nous sur Giorgione dont la rareté des informations le concernant a suscité… pléthore de commentaires allant jusqu’à le faire peindre après sa mort (sic), ce qui donne un inventaire totalement loufoque (de 15 à 40 tableaux !), mais, finalement, l’intérêt n’est pas de savoir si Titien a terminé le travail mais bien face à quoi nous sommes confrontés : la beauté absolue (allez à Venise voir La Tempête à l’Accademia).

Il n’y a, d’ailleurs, que deux façons de regarder les tableaux de Giorgione, nous rappelle Dominique Vergnon : les intégrer les uns aux autres et chercher les petits détails qui les rapprocheraient en se prenant pour un détective (et donc en perdant le fil de sa rêverie), ou alors se laisser porter de l’un à l’autre et oublier tout ce que l’on a pu lire ou entendre pour n’en tirer que le suc premier, s’en nourrir, en jouir… Ni symboles ni clés, seulement une peinture extraordinaire qui ouvre un chemin vers le bonheur, ce que rarement peintre a réussi : "joindre deux voluptés dans un acte sublime" (Paul Valéry).

 

Puis Mondrian apparaît soudain comme un diablotin sorti de sa boîte : diantre, que vient-il faire dans cette histoire ? Trop d’étiquettes collées sur son œuvre à la va-vite – notamment par Jean Clair qui l’associe au nettoyage intellectuel d’après-guerre, sauf que Piet Mondrian a basculé dans l’abstrait, comme Kandinsky, au début du XXe siècle, et non dans les années 1950 – ainsi a-t-il dénaturalisé car c’est abstraire, c’est approfondir. Seul Apollinaire le comprendra. Faut-il une dialectique en peinture pour parvenir à comprendre l’œuvre ? Avec Mondrian, en effet, nous sommes loin de la seule perception émotionnelle ou de la performance technique, nous abordons une sorte de quête axée sur l’importance de la composition. Terme, d’ailleurs, dont Mondrian nommera tous ses tableaux abstraits, s’arrachant très vite au cubisme pour tenter d’atteindre l’équilibre absolu, de "se situer à un niveau immatériel, celui de l’intellect". Il aurait aimé "que l’émotion du beau et du cosmique" soit ressentie par chacun.

 

L’intérêt de ce livre se porte aussi vers l’intelligente maquette qui incorpore dans le texte ce que l’on appelle au cinéma un insert, ce très gros plan qui permet d’étudier les détails ; ainsi le tableau illustrant le peintre est-il, en plus de sa vue générale, découpé en parties (en pleine page !) afin que l’œil du lecteur puisse savourer cet instant de grâce où tout fut accompli. S’amuser à chercher ici ou là le coup de pinceau décisif qui illumina l’œuvre, la manière d’insister sur telle ou telle partie du corps, accentuer une perspective, diminuer un relief, éclabousser un décor, etc. Très beau voyage au pays de la Beauté : à quand une Biennale de la (véritable) peinture à opposer à celles de l’art contemporain ?

 

François Xavier

 

Dominique Vergnon, Comment dire l’instant en peinture – de William Blake à Antoine Watteau, 195 x 225, une quarantaine d’illustrations couleur, Michel de Maule, octobre 2014, 330 p. – 36,00 €


NB. Dominique Vergnon collabore au Salon littéraire

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