Delillo & l’end-zone : dernière station avant l’extinction

Qui osera encore dire que l’écrivain n’est pas devin ? Nous vivons 1984 avec tous les débiles mentaux qui réécrivent les romans du siècle passé sous prétexte qu’ils ne sont pas assez woke ; et voici que Don Delillo publie en 1972 cette End Zone qui semblerait plutôt avoir été inventée l’automne dernier tant l’actualité récente confirme les propos : entre les va-t’en-guerre qui poussent toujours plus à l’utilisation de l’arme atomique à ce jour, 28 mars 2023 où Macron-Jupiter 1er convoque les industriels de l’armement pour engager une surproduction des armes… alors que l’Hôpital et l’École meurent à petit feu faute d’argent. Mais passons, l’important est ce qui perdure, donc ce qui se lit ici, avec effort parfois tant Don Dellilo aimant le détail, se perd un peu dans les méandres des finesses de jeu de ce football américain qu’eux-seuls parviennent à comprendre, et encore ; on lira donc en diagonale quelques pages centrales du roman pour mieux conserver notre concentration afin de savourer copieusement la dernière partie, jubilant envoi qui ponctue l’œuvre.
Tout l’art de Delillo depuis toujours est cette manière bien à lui de mélanger l’histoire en balance avec la science-fiction, de L’homme qui tombe à Zéro K ou encore Le silence qui suggère "le jour d’après". Ici, ce sera le-jour-d’avant que l’on explorera à travers une équipe universitaire de football, perdue dans un trou proche du désert texan, une drôle d’équipe avec un physicien angoissé, un juif en phase de déjudéification, un qui récite un poème de Rilke en allemand – sans connaître la langue –, un fasciné par la bombe H et les holocaustes – le narrateur. Il faut imaginer ces immenses gaillards affichant plus de cent-vingt kilos de muscles se mettre soudainement, à l’heure de la chambrée, à dialoguer, philosopher sur l’avenir du monde, le port de la barbe, la morale, la guerre l’ultime accomplissement de la technologie moderne. Depuis des siècles les hommes se testent dans la guerre. Elle était le test final, la grande expérience, le privilège, l’honneur, le sacrifice ou l’abnégation, la détermination absolument ultime du genre d’homme que l’on est. La guerre était le grand défi et le grand évaluateur.
Faute de pouvoir se taper dessus après la saison des matches (les entrainements offrent leurs lots de bagarres et règlements de compte), les apprentis joueurs s’adonnent à des imitations au ralenti lors d’une tempête de neige, dans une partie à six contre six, s'enfonçant à mi-cheville et se glaçant les mains, offrant quelques belles pages poétiques dans un ballet surréaliste. Et puis le meilleur joueur est pris de doutes, il arrête le sport, s’enferme dans sa chambre avec des livres, rêve de langueurs brumeuses, s’adonne à l’autodérision, habillant les mots de satin noir. À défaut de réalité augmentée ou de finir en chair-à-canons en Ukraine, le mysticisme ouvrirait d’autres possibles loin de la fureur des hommes. Piste à creuser...

François Xavier

Don Delillo, End Zone, traduit de l’américain par Francis Kerline, coll. Lettres anglo-américaines, Actes Sud, mars 2023, 272 p.-, 22€

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