"Mémoire morte", la désintégration du Moi

Où l’on constate que la mort n’empêche pas un auteur de publier

Voici un exercice délicat : critiquer un inédit posthume. Car Mémoire morte sort en France trois ans après la mort de Westlake après avoir été visiblement écrit il y a quelques dizaines d’années. Les ayants-droits le sortent pour des raisons éminemment mercantiles — et après tout pourquoi pas —, les fans de l’auteur achètent et tout le monde est ravi. Sauf qu’on peut objecter une chose : si l’auteur, de son vivant, n’a pas sorti ce livre, c’est peut-être parce qu’il ne l’estimait pas bon… Bref, il y a donc des raisons d’attaquer la lecture de ce livre avec méfiance.


Où l’on apprend qu’il faut toujours se méfier des maris jaloux…

Paul Cole, acteur new-yorkais en tournée, est surpris en fâcheuse posture par un mari jaloux et se prend un coup de chaise sur la tête. Il se réveille à l’hôpital après un coma de quelques jours en se souvenant à peine de son identité. Il est examiné par un médecin, plutôt pressé de le voir partir, qui lui assure que cette amnésie n’est que temporaire. Un flic local, désireux d’éviter que cette affaire d’adultère ne fasse scandale — nous sommes dans une petite ville — le fait ensuite monter dans le premier bus. Paul, sans un sou, s’arrête dans une petite ville nommée Jeffords et trouve un boulot à la tannerie locale, histoire de gagner de quoi payer son billet de retour à New York. Il prend une chambre chez des gens du cru, les Malloy, qui le traitent bientôt comme un membre de la famille.

L’état de sa mémoire ne s’améliore cependant pas : non seulement il ne se rappelle pas son passé avant l’accident mais ses souvenirs des jours qui ont suivi s’effacent. Pour se rappeler de son but — revenir à New York —, des choses qu’il a à faire chaque jour, Paul écrit des fiches qu’il placarde sur les murs de sa chambre. Une fois qu’il a gagné l’argent nécessaire, il quitte Jeffords, laissant derrière lui les Malloy, quelques amis et Edna, une femme qu’il a rencontrée. Mais le retour à New York ne se passe pas comme il l’espérait.


Où l’on constate la profondeur de l’écrivain Westlake…

Revenu chez lui, Paul Cole est comme un enfant : il est candide devant les autres, ne se rappelle pas du tout qui il a été, ni ce qu’il a fait. Pris dans la spirale de la vie de bohême new-yorkaise, il n’est absolument pas armé pour y faire face. Ses anciens amis, déconcertés par son état, finissent par se détourner de lui. Idem pour son ancienne maîtresse. On devine d’ailleurs que le nouveau Paul n’a rien à voir avec l’ancien, plus séduisant et manipulateur — se dessine donc en arrière-plan une vision assez critique des rapports humains. De plus, il se révèle incapable de reprendre son métier d’acteur dont il a oublié tous les trucs, tous les réflexes — les références à la fameuse méthode de l’Actor’s studio établissent clairement que le roman a été écrit à la charnière des années cinquante et soixante. N’étant plus acteur, qui est Paul pour son ancien milieu ?

En fait, Paul Cole est mort et un inconnu a pris sa place (il le dit nommément à la fin du roman). Notre héros est prisonnier des sables mouvants de sa mémoire et on assiste à la désintégration progressive de sa personnalité d’où des questions sous-jacentes au roman : un homme peut-il vivre sans son passé ? Les souvenirs et l’expérience acquise ne sont ils pas àla base d’une personnalité ?

Le choix du traitement de l’amnésie rappellent un roman, mélangeant Histoire et fantasy, de Gene Wolfe, Soldat des brumes, où le héros est obligé de noter jour après jour ses faits et gestes car sa mémoire lui fait défaut, ainsi que le film A propos d’Henry de Mike Nichols, où Harrison Ford interprétait un avocat victime d’amnésie après une agression et incapable de reprendre sa vie d’avant. On peut aussi citer Memento de Christopher Nolan où le héros amnésique décore son mur de Post-it® pour se rappeler son quotidien. L’amnésie est donc un thème fréquemment utilisé tant par le cinéma que par la littérature. Cependant, avec Mémoire Morte, Westlake nous donne bien plus qu’une variation intéressante sur le thème de l’amnésie : il s’agit là d’un très bon livre, une véritable pépite restée dans ses tiroirs pendant près de quarante ans, pleine d’une angoisse existentielle que l’on devinait parfois (pensons à Un jumeau singulier ou au Couperet) chez lui. S’ils en ont encore des comme ça qui dorment, qu’ils les sortent vite.

Sylvain Bonnet

Donald Westlake, Mémoire morte, traduit de l'américain par Gérard de Chergé, Payot, « Rivages/Thriller », janvier 2012, 384 pages, 22 €

Aucun commentaire pour ce contenu.