La controverse des préraphaélites 2/4

Dans l’art, il y a interprétation en devenir et l’œil est le chemin le plus court pour aller du cœur au cerveau. Par ailleurs, le chemin inverse laissant exhaler le règne du cœur sans le filtre coercitif de la raison s’avère une escalade périlleuse.


En effet, l'objet matérialisé à travers la peinture doit être identifiable aux yeux de la critique et du public de l'époque pour mieux tenir la bride. Comment identifier ce que l'on ne peut apprivoiser par la vue? Sans la directive de la vue pour rassurer, la peur de l'errance angoisse et paralyse les facultés cognitives jusqu'alors appréhendées. Pour éviter de déraper de ce long fil tendu comme l'on marcherait sur la crête du ciel en prenant garde de ne pas tomber dans l'inconnu, nous nous réfugions dans l'univers du sens où chaque objet renferme un référentiel commun reconnaissable par tous. De ce point de vue, l'étymologie latine d' « objet » ; « ob-jectum » est intéressante. Elle signifie « ce qui est placé devant ». L'objet est donc offert à la perception qui invite elle-même à la « pensée », « au luxe intellectuel » selon les terminologies d'Henry James pour définir l'art préraphaélite. La représentation graphique en appelle donc à l'intellection de l'image, il ne peut en être autrement. De l'objet à l'objectif, il n'y a qu'un pas. Il s'agit de l'interprétation de cet art qui fonctionne comme relais pictural de l'autorité auctoriale. Sa filiation « à travers le reflet et le portrait artistique qu’en donnent la littérature, la poésie, l’histoire, l’érudition » est clairement annoncée et visible dans les opus du premier mouvement du courant. C’est dans cet état d’esprit que Watts décrivait ses œuvres comme des « poèmes peints sur toile ».


Toutefois, l’œil ne serait-il pas victime de sa vision qui, par définition, est fallacieuse car l'action de « voir » en tant qu'agent est déjà une reconstitution du « réel » projeté ? Remarque qui n'est pas sans rappeler la célèbre allégorie de Platon et les annonces sous-jacentes d'Henry James. Le « reflet » éblouit et il faut veiller aux effets miroitants de cet « art de gens qui regardent le monde et la vie non directement ». La vision est un trompe l'œil comme une faculté inhérente à notre système trop bien rangé, structuré, codifié, classifié des formes contrôlées par le cerveau. La conduite cognitive des « peintures narratives » est à la fois le mal et le remède. C'est pourquoi, l'on sent sourdre la dimension critique de la citation d'Henry James, derrière les consécrations de cet art qui a pour seul horizon le « raffinement ».


Mais de ce dialogue entre peinture et littérature naît la richesse de l'« illusion transpositionnelle », une relation de nature « hétérosémiotique » qui ne se limite pas à la sphère picturale car les éléments mis en relation appartiennent aussi bien à l’influence médiévale et antique qu’à l'analogie musicale évoquée à travers les titres de Whistler. Plusieurs strates de lecture sont-elles possibles à l'intérieur de ce va-et-vient pluridisciplinaire ou le sens est-il déjà imposé ? C’est pourquoi, il serait malaisé de parler de productions, on lui préférera le substantif ; re-productions à partir du matériau commun. Par exemple, en 1860, le poète Swinburne publie Rosamund qu'il définit comme « une aquarelle de Rossetti traduite en vers».


Pour illustrer notre propos reposant sur la dynamique d'un dialogue inter-disciplinaire, penchons-nous sur la margelle du tableau de Millais pour se plonger dans la densité du lavis dans lequel sombre Ophelia. L'éclat huileux de l'Ophelia de Millais, d’une grande douceur mélancolique, nimbe la scène d'une sorte de pesanteur tenace et tendre comme elle enveloppe elle-même cette ondine. Nous sommes contraints insidieusement de ne pas pouvoir faire autrement que de frissonner et sourire, sans réussir à déterminer la ligne de partage qui fait naître la sidération de l'effroi et de l'émotion, en regardant cette jeune fille livide, étendue dans son cercueil aquatique.


Ophelia de Millais


L'eau faussement miroitante serait-elle le reflet de l'écriture spéculaire de la pièce de Shakespeare du suicide d'Ophelia à l'acte IV d'Hamlet? Elevée au rang du mythe, le thème bucolique et mortifère de la jeune noyée est décliné à travers le poème éponyme de Rimbaud et ressuscité sous la plume de Gautier et de John Gray. De même, le peintre Arthur Hughes choisit de la représenter avant sa noyade. Selon les principes du préraphaélisme, la nature y est dépeinte avec un hyperréalisme hypnotique et photographique. Ainsi, le personnage littéraire de l’Ophelia devient un sujet tans-esthétique inépuisable, traversant autant les pages de son époque que les tableaux. D’autres héroïnes tragiques de la littérature ont été célébrées à travers la peinture préraphaélite.


A juste titre, nous pouvons citer Isabelle et le pot de basilic d'Hunt (1866-1868) et l’Isabella de Millais ; œuvres inspirées du poème de Keats écrit en 1818, qui s'est lui-même nourri du Decameron de Boccace. Il met en scène les amours malheureux du couple d’Isabelle et de Lorenzo assassiné par les frères de la belle. Dans cette perspective inter-disciplinaire, nous trouvons également L'arbre de l'oubli (1881-1882) de Burne-Jones qui puise ses racines dans l’histoire des amants Phyllis et Demophoon. Morte de chagrin car son amant Demophoon l’a abandonnée, Athena change Phyllis en amandier et au retour de celui-ci, elle reprend forme humaine. L’œuvre de Burne-Jones célèbre ces retrouvailles. Dans Sidonia Von Bork (1860), il reprend un conte populaire allemand du XVIème siècle. Femme séductrice criminelle dont les hommes brulent d'amour pour elle. Le peintre la représente en train de fermer la main sur son collier comme si elle conspirait un plan diabolique. Cette beauté malfaisante est soulignée à travers l’ambiguïté hypnotique de sa robe entrelacée de noir sur fond blanc, comme autant de serpents venimeux. La Pia de' Tolomei de Rossetti (1868-1880) est aussi un personnage littéraire issu de La Divine Comédie de Dante. Elle est emprisonnée par son mari dans une forteresse. Celui-ci accompagne souvent ses tableaux de ses poèmes, voici le deuxième tercet du sonnet inscrit sur le cadre de Day Dream : « Within the branching shade of Reverie/Dreams even may spring till autumn; yet none be/Like woman's budding day-dream spirit-fann'd ».


Sidonia Von Bork (1860)


Toutefois, les artistes se libèrent peu à peu du giron officiel de l’art littéraire pour exalter la beauté sans filiation aucune. La Grosvenor Gallery sera emblématique de ce nouveau regard porté sur l’art.


Dès la seconde moitié du XIXème siècle, un vent d'air frais souffle sur le monde de l'art, balayant dans un tourbillon salvateur, pléthore d’œuvres précédemment entreposées les unes à côté des autres de la Royal Academy, comme si nous étions devant l’étal d’un vulgaire marchand…


Mais la surenchère et l'opulence de la Royal Academy qui fait autorité ne doit pas faire oublier que c’est dans l’exception que l’on trouvera les clés. Le cadenas des possibles ne s’ouvre qu’avec les audacieux. Ainsi, l’on remarquera avec appétit la naissance de la Grosvenor Gallery en 1877, qui marque un renouveau dans la représentation picturale et invite le public à une nouvelle approche, dans un sens plus intime, des œuvres ; une manière d’ouvrir l’esprit au ressenti, à l’émotion que procure la contemplation d’une peinture. Le regardeur devient partie prenante de l’œuvre en cela qu’il participe à son émancipation, à sa réalisation, donnant du sens à la démarche de l’artiste. Le caractère innovant de ce concept révolutionnaire pour l’époque, repose sur l'agencement des œuvres qui sont désormais exposées de manière aérée : adieu les cimaises qui s’empilent, se croisent et se parjurent. Désormais, l’œuvre est reconnue dans son entier pour ce qu’elle représente affirmant un lien indéfectible entre le tableau et son écrin. On le respecte et on lui offre le meilleur coffret possible : de l’espace et de la lumière. Ainsi, le public peut à loisir se mouvoir autour et choisir le meilleur angle et l’embrasser dans son ensemble sans avoir la vue obturée par autre chose. Le champ visuel est libéré, il appartient donc à chacun de se perdre dans la contemplation d'un tableau désormais protégé de l’impression de saturation et de suffisance. C’est la reconnaissance du primat de l'émotion sur le caractère utilitaire de l'art, l'artiste souhaite susciter l’émotion qui saisira le regardeur pour le mener au delà de la doucereuse légèreté des formes.


En ce sens, l’exposition inaugurale de la Grosvenor Gallery est un tournant dans la représentation de l'artiste qui dévoile sa relation à l’image. Elle révèle Burne-Jones au public, avec The Beguiling of Merlin peint en 1874. Ce fer de lance de la seconde génération du courant préraphaélite est particulièrement apprécié du public mais la critique le boude dans un premier temps avant de suivre le mouvement. Le caractère onirique et vaporeux de ses tableaux est aux antipodes de la portée historique de Work de Ford Madox Brown, en 1856, qui célèbre le quotidien du dur labeur manuel et le prolétariat face à l'emprise tentaculaire de la mécanisation croissante. Désormais, pour faire la promotion de la beauté dans un monde en pleine mutation, c’est dans le « raffinement », que vont s’investir les promoteurs de ce nouvel élan : la splendeur de la Grosvenor Gallery, aux pilastres dorés, est à l'égal des grands lieux européens qui célèbrent l’art. S’engage alors un combat entre les conservateurs qui vénèrent les tableaux lestés de l'autorité de la vieillotte Royal Academy – qui veille à ce que rien ne change trop vite – continuant à adouber la lourdeur conventionnelle des productions contemporaines et les partisans du Beau sans visée morale. C'est pourquoi, la série des Nocturnes de Whistler présentées à la Grosvenor Gallery est la cible de critiques hostiles avant d'être appréciée par des esthètes célébrant le culte de « l'art pour l'art ».


L'incompréhension est de nouveau patente lors de l’exposition de Nocturne in black and gold: The Falling Rocket du même peintre. Ruskin lui reproche d'avoir « balancé un pot de peinture » au lieu d'avoir saisi l'acuité d'un feu d'artifice dans la nuit. Il en résulte un procès qui cristallise les tensions entre les tenants de l'esthétique qui gourment « le luxe intellectuel » narratif et ces partisans. L'horizon d'attente du public évolue clairement dans les années 1870. Il est friand de nouveautés et il semble qu'il ne veuille plus de ces tableaux qui courent du sol au plafond mais qu'il ira se délecter dans l’exception : jouir du seul regard dans la peinture.


Cette approche pluridisciplinaire, qui conjugue regards croisés et corps textiles a le mérite de se mettre au service de l’intelligible mais semble réduire la composition à sa matérialité tégumentaire, en deçà de la profondeur intangible d'une peinture. Matière qui ne se raconte pas sur l'axe syntagmatique, mais qui dessille les yeux les plus opaques. La collaboration du récepteur ne peut se borner à une lecture orientée de l'opus comme un livre annoté. Qu’en est-il de l'émotion ?


L'œil ; l'organe du jugement par excellence, laisse choir son prépuce d'exégète pour laisser opérer la magie émotionnelle. Car en effet, selon le magazine Art daté de septembre 2011 rendant compte de l’exposition d’orsay, « le changement le plus révélateur réside (...) dans la façon dont on commença à écrire sur les peintures. Alors que la critiques d'art s'évertuait jusqu'alors à décrire, expliquer et juger, les écrits des principaux critiques de l'esthétisme, Algernon Swinburne, Walter Pater et Oscar Wilde, témoignent d'une reconnaissance nouvelle du caractère ineffable de la peinture. Des attitudes créatives et contemplatives remplacèrent alors le jugement. »


Virgine Trézières


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