La controverse des préraphaélites 3/4

Désormais, l'artiste n'est plus, comme pour les romantiques, un prophète qui doit guider le peuple, mais un manouvrier du vers et de la forme. Ainsi, l'art ne se soumet plus à aucune visée idéologique et ne s'engage pas à l'instar de la fièvre hugolienne. Il ne vise que la beauté et doit assurer la pérennité de l'idée universelle du Beau. Telles seront les revendications de la théorie de l’art pour l’art » dont Théophile Gautier sera l’initiateur en France. Son influence dépassera les frontières pour atteindre les côtes anglaises. C’est en Walter Pater, qu’elle trouvera un prolongement. La griffe lyrique et musicale de Pater ; ce critique d'art et essayiste britannique enseignant à Oxford, a une influence considérable dans le monde artistique à travers la publication de ses textes théoriques sur l'esthétisme. Il introduit avec le poète Swinburne, le culte de la beauté issu des idées d'outre-manche.


A l'inverse de Ruskin qui assigne à l'art une finitude théologique, il promeut la pure beauté du style et du tracé, sans autre but que le ravissement des formes. Son article « L'école de Giorgione » écrit en 1877, éclaire ses idées para-doxales sur l'art, qui jaculent comme autant de gerbes en pointillé, tant par l'éclat adamantin de son approche poétique – célébrant la jouissance des sens – que par sa position non-conventionnelle et pourtant lénifiante de la vie ! Victime de virulentes diatribes à travers la presse et la critique lui reprochant son hédonisme, il touche néanmoins de son estoc verbal, les moins rétifs à l’ascension du Beau, dont la figure tutélaire qui écrase le monde de la peinture: Burne-Jones. Son cri de ralliement rassemble ceux qui savent apprivoiser « l'art [qui] vient à [eux] pour [leur] proposer ouvertement de ne rien [leur] donner d'autre que le meilleur des instants qui passent, et cela sans autre but que ces instants mêmes. »


Cette citation de Walter Pater, traduite de l'anglais et extraite d'Essais sur l'art et la Renaissance, fait écho à la musicalité des mots de Burne-Jones qui entonne, presque sur la pointe des pieds, qu'un tableau est « le beau rêve romantique de quelque chose qui n’a jamais été, qui ne sera jamais – dans une lumière plus lumineuse que toutes les lumières existantes, dans un paysage que nul ne peut définir ni se rappeler, mais seulement désirer, et des formes divinement belles. Après avoir senti tout cela, [il] se réveille. Le lecteur est sensible à ces strates nuageuses oniriques que le vent n'a pas encore chassées, telle est la beauté éphémère et ouatée des tableaux de ce maître du silence. La question de l’exégèse reste en suspens car elle n'a pas lieu d'être. Faut-il y voir un premier dissentiment entre Henry-James et Burne-Jones sur les finalités attribuées à l'art ?

La peinture « sans sujet » littéraire d'un Burne-Jones ou d'un Whistler reste obscure, insondable, avec ce pouvoir incommensurable de donner libre cours à l'imaginaire du regardeur. 


En effet, point de spectateur car il n'y a pas de spectacle à admirer mais bien des toiles qui happent et transportent le plus courageux, hors du chemin balisé de la conscience, dans les rets de cette peinture diluée d’un éther sensuel, comme dans Azaleas de Whistler ou Golden Stairs de Burne-Jones. Le tout auréolé d'un silence assourdissant de recueillement. Paradoxe du trouble intérieur, propre à la facture émotionnelle que soulève une représentation picturale qui nous darde de ses traits purpurins ou de ses somptueux verts lichens.


Aux antipodes de l'art utilitariste, l'esthétique importe davantage que l'éthique. C'est dans cet esprit que Jules Claretie évoque en 1881 le « beau maladif et charmant des mélancoliques tableaux de Burne-Jones ». Comparable au Phénix qui meurt pour mieux revivre de ses cendres, l'horizon d'attente du public victorien du XIXème siècle, s'éclate pour laisser poindre une autre réalité abstraite, sans référentiel mythique, auquel il était servilement habitué. La gageure est de se parer de ce désir obsessionnel de produire du sens – qui rassure – pour « plonger au fond du gouffre (...) au fond de l'inconnu » du non-signifiant et « trouver du nouveau », comme le dévoilait hardiment Baudelaire dans « le Voyage. »


Désormais, au public victorien de s'aventurer dans les champs minés de l'entre-deux des images qui sont soumises à la perception moirée de l’œil ; filtre de l'intime. La conduite du sens univoque d'une critique coercitive vole en éclats. Cet espace de la transhumance s'entrouvre et de ce terreau artistique, naît une nouvelle approche de lecture entre l’œuvre et son récepteur, au risque de se perdre dans le méandre des opiacés. Nous serions tentés de nous demander où est le sens littéraire qui faisait autorité ? Le public est-il damné à se perdre dans la région a-nomique des lignes picturales ?


Tel est le pouvoir salvateur de l'art qui s'émancipe à la fois de l'intelligible et mène à la perdition. L'absence de filiation littéraire dans certaines des peintures préraphaélites est-elle synonyme d'a-moralité Watts avec sa toile intitulée Girl with a peacock jouit de cet interstice marginal en affichant une femme à la poitrine dénudée – dont seul un collier de perle nacré l'habille – nudité du personnage justifiée par aucun prétexte mythologique. Faut-il alors déplacer le curseur et y voir les prémices d'une crise axiologique d’une société puritaine en perte de valeurs ?

Avec les « peintures sans sujet » comme les nomment les détracteurs du mouvement, force est de se rendre compte qu'il n'y a pas de pont entre l’éthique et l’esthétique. Inféodé, l'art se libère enfin des codes idoines de la critique et de la pulsion mondaine ; cherchant inlassablement la rectitude d'une pensée, quand il ne s'agit parfois que de courbe dans le tracé! Ainsi, nous pouvons remercier avec alacrité ceux qui se chargent de « montr[er] nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent. » (Cocteau) comme ces artistes, vulgairement appelés par Octave Mirbeau et Zola de « peintres de l'âme». Nous nous accorderons à dire qu'il « est [peut-être] temps de donner la voix à l'autre pour créer une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu (…) un monde [qui] nous apparaît entièrement différent de l’ancien (…) [car] tel est l’univers nouveau périssable qui vient d’être crée. Il durera jusqu’à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux », confie Proust dans Le Côté de Guermantes. Cet « autre » à qui l'on « donn[e] la voix » pourrait être en toute légitimité l'alter que représente l'artiste lui-même. De ce fait, après le procès contre Ruskin, Whistler rédige Whistler vs Ruskin: Art and Art critics dans lequel il met en exergue que seul l'artiste est en droit d'établir la critique de son œuvre. Il souligne ainsi les dangers de la subjectivité et l'herméneutique de la critique.


Girl with a peacock


C’est en voulant s’écarter de cette interprétation spécieuse que Whistler compose ses trilogies Symphonies et Nocturnes pour s’écarter de la dimension représentative de la peinture. Pour cela, il investit ses titres d’une analogie musicale. Le public victorien est déconcerté par cette annonce qui l'invite à l'appréhender du côté de la subtilité de l'art des sons.

Pour Symphony in White n°2 (1864), il a changé le titre qui était précédemment The little White Girl, ainsi le sujet d'une jeune fille en robe blanche est détourné pour mettre en relief l'aspect formel du tableau ; l'harmonie des tons crayeux. Selon l'article critique de Susan Owens, il aurait voulu priver l'image de « tout intérêt anecdotique qui lui serait resté attaché » en usant de la métaphore musicale pour embrasser d'un coup d'œil l'écho énigmatique de sa production. Cependant, le reflet de cette femme dans le trumeau apposé sur la cheminée sur laquelle elle est accoudée, est-il un message subliminal qui lancerait au regardeur celui d’apprendre à voir différemment ? L’audace de ce peintre d’origine américaine, jette le trouble dans le monde de l’art. Il réitère son ambition de ne pas raconter d’histoire avec Symphony in White No 3 (1867), huile sur laquelle figurent deux personnages féminins au ton virginal. Le blanc du tableau s’imprime sur la rétine jusqu’à l’éblouissement. Ces titres musicaux annoncent le célèbre adage de l'écrivain Walter Pater prononcée en 1873: « All art constantly aspires towards the condition of music » ; « tout art aspire constamment à la condition de la musique ». La résonance devient peinture silencieuse mais étonnamment harmonieuse dans cette symphonie de couleurs pastels et ouatées.


Symphony in White n°2 (1864)


Nous retrouvons les mêmes tons et cet échec dans la lecture narrative des peintures chez Albert Moore. Il régénère aussi l’expérience à l’image à travers la charge énigmatique et voluptueuse de ses œuvres. Dès 1868, Albert Moore expose à la Royal Academy, mais ces peintures apparaissent comme extra-vaguantes au sens étymologique du terme « extra » ; « en dehors de » et « vagari » ; « errer ». Effectivement, loin des recettes canoniques, il farde ses toiles du trépas du sens. Une érosion chimique de couleurs qui pourfend l'horizon d'attente avide d'explications. Les toiles Azaleas (1867-1868) et Readind aloud (1884) d'Albert Moore, renouvellent ce rapport à la peinture. Les positions allongées des jeunes filles faisant la lecture, loin des corsets de l'époque dans une atmosphère alanguie, troublent les plus frileux. L’absence de symboles explicitement identifiables brouille les attentes.


Readind aloud (1884) d'Albert Moore


Quant à Midsummer (1887) au même titre allusif et sans référence littéraire, il éblouit par la masse orangée du drapé fluide des femmes occupant l’espace du tableau. Il est chaleureusement salué par les ovations de Swinburne qui consacre sa simplicité et sa propension à la rêverie évoquée par le personnage central qui a les yeux-clos. Le foisonnement des fleurs habille l'ensemble et les jeunes femmes deviennent finalement, un élément de plus. La synesthésie est des plus totales entre la référence musicale, le toucher à travers les étoffes drapées et la sensation olfactive prégnante dans les rinceaux floraux.


Midsummer


Les peintres préraphaélites finissent par adopter l'idéal pictural de Burne-Jones qui fut l’élève de Rossetti. La tension entre rêve et réalité présente dans la définition qu’en donne Burne-Jones de la peinture, reflète le caractère ineffable et indicible de l’art.

Le flou du paysage onirique devient non transposable à travers la mécanique des mots. Le Moi de l’artiste semble asservi par l’emprise des sens, seul triomphe l’agrément du plaisir. Les verbes à l'infinitif de cette périphrase : « nul ne peut définir ni se rappeler, mais seulement désirer » donne une image pure et simplifiée du procès. L’artifice et la suffisance ne sont plus ! De cette manière, Burne-Jones donne l’apparence d’un magma informe, encore difficile à nommer. Néanmoins, la phrase verbale négative: « c’est le beau rêve romantique de quelque chose qui n’a jamais été, qui ne sera jamais » devient une certitude avec « mais seulement », lorsqu’il s’agit de ressentir. Telle est l’authenticité du sceau pictural. L'Art s’accomplit finalement de façon plénière comme une conviction que ce « beau rêve romantique » ne « sera jamais » réduit à une vulgaire « chose » qui le galvauderait. La flamme de l’espoir vacille ainsi vers les contrées d’un art qui se réclame libre et irréductible car « c’est le beau rêve romantique de quelque chose qui n’a jamais été, qui ne sera jamais – dans une lumière plus lumineuse que toutes les lumières existantes, dans un paysage que nul ne peut définir ni se rappeler, mais seulement désirer, et des formes divinement belles. Après avoir senti tout cela, [Burne-Jones] [s]e réveille. »


La lumière picturale éclaire de sa torche, autant qu'elle brûle pour anéantir. Il faut donc veiller à l'angle d’incidence ainsi formé par la réfraction d'un rayon « lumineu[x] », qui éblouit et consume à la fois. Burne-Jones tente de créer un espace poétique, au sens étymologique du terme, « poïein » ; un lieu de transmutation qui rend possible le lieu dans le non-lieu du paysage mental et le dit pictural dans le non-dit verbal. Le lieu devient habitable, le temps d'un éclair et cette transfiguration imaginaire permet d'écarter l'implosion aux délices de l'explosion « lumineuse ». L’état est irréversible, on se situe dans un cadre imaginaire a-temporel et de non retour. Cette immatérialité de l’œuvre d’art lui permet de transgresser les barrières de la raison pour s’envoler librement loin des conventions carcérales. Burne-Jones fait partie de ces peintres idéalistes ayant la foi dans la beauté. Certaines de ses peintures – dont l'énigmatique Golden Stairs peinte en 1880 – ne renvoient à rien en particulier, c'est pourquoi elles ont cette force intrinsèque d'être à la fois tout et rien. Les segments délimités associés au sens roide des mots déterminent l'extrême limite dans l'univers des possibles. Le champ d'action du mystère et de l'insaisissable est réduit, exsangue !


C'est pourquoi, il développe ci-dessus, l’isotopie de l'absence pour décrire sa conception de la peinture. D'où ce rapport d'inclusion du tableau-rêve qui entretient un rapport consubstantiel avec l'imaginaire créatif. La dimension poétique du paysage mental entraperçu est forte ainsi que son influence narcotique. Le sommeil est un motif récurrent chez Burne-Jones présent également dans The Rose Bower (1884-1885) du cycle de l'Eglantine ; une variante française de La Belle au Bois dormant. Il représente ainsi la princesse encore endormie, accompagnée de ses servantes avant l'arrivée de son chevalier. Une léthargie que nous retrouvons déclinée dans ces quatre grandes peintures à l'huile que constituent le cycle. Ces œuvres marquent l'apogée de sa carrière car le pouvoir évasif et merveilleux qu’elles renferment séduit le public victime de la laideur du monde industriel en gestation.


La facture informelle évoquée par Burne-Jones n'est pas sans rappeler les effets lumineux du peintre impressionniste Monet, comme Le parlement, trouée de soleil dans le brouillard et la brume de Whistler qui devient poésie.

Laissons la voix à Mallarmé :
« Nommer un objet, c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème [et de la peinture] qui est faite de deviner peu à peu : le[s] suggérer, voilà le rêve. »


Nous l’aurions compris, les peintres comme Albert Moore et James McNeill Whistler ne laissent pas les lignes de la toile dicter leur conduite picturale. Ils se situent en marge selon la société victorienne, en prenant leur distance par rapport au sujet qui devient subsidiaire. Dès 1880, on parlera de « religion de la beauté et le créateur autant que le récepteur naviguera dans le champ foisonnant des possibles. L’art anglais n'est plus sous la seigneurie de la parenté littéraire comme les premières années du mouvement préraphaélite qui dès 1860 a pris un autre tournant et se prolonge sous les traits de l' « Aesthetic Movement », dont Oscar Wilde devient le porte-parole. Toutefois, cet art n’est pas toujours bien accueilli. L’écrivain français Octave Mirbeau joue de ces représentations. Pourtant, derrière ces peintures, se cache l’esquisse d’un renouveau des mentalités.


Virginie Trézières

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