Portrait d'une œuvre - Eugène Green, l’Orphée baroque

Cinéaste à part entière, mais aussi écrivain et poète, metteur en scène et « récitant » de textes du Grand Siècle, Eugène Green impose une rigueur déchirante à la scène artistique française depuis la fin des années soixante-dix. À l’occasion de la parution de son dernier roman, Les Atticistes, aux éditions Gallimard, rencontre avec une œuvre flamboyante et dense, loin des sentiers battus et des effets de mode.

 

Le cinéaste

 

Trop rares sont les films d’Eugène Green. Sans doute parce que le temps de gestation qu’ils impliquent condamne à revenir vers le traumatisme inaltérable créé par la parole. Des personnages, des enfants, des femmes prennent forme, que nous voyons sur grand écran. D’où viennent-ils, eux que l’on reconnaît d’emblée à leur façon si singulière de prononcer les mots avec les liaisons les plus sévères, et filmés de face. D’un homme, il faut bien le dire. C’est un homme qui est derrière eux, et qui les pousse dans nos mémoires. Une minute suffit pour s’en souvenir : notre conscience n’en revient pas en étant tout à fait elle-même. Il faut voir La Religieuse portugaise, sorti en 2009, pour s’en convaincre. Ses films ne coïncident pas avec une époque qui se soucie avant tout de produire et d’aller à la manière opposée à celle d’Orphée : sans se retourner. Voici pourtant un homme qui s’arrête : dans l’instant même qu’il saisit pour se détourner du chemin qu’on lui a ordonné, il ne sait pas qu’il perd son bien le plus cher, l’objet de ses délices, le corps de sa rêverie. Eugène Green est cet homme. En cherchant à se rapprocher de sa nymphe, ne serait-ce que pour la happer du regard, le voilà qui la perd à jamais. La lamentation de la belle n’y change rien. Est-ce le châtiment, cette fois, Dieu tout-puissant ? Curieuse déposition des signes, cette poétique défaite.



Le réalisateur du Pont des Arts (sorti dans les salles en 2004) nous livre dans ce long-métrage une des plus belles scènes de l’histoire du cinéma : à Paris, on assiste à la répétition d’un orchestre de musique baroque, dont le chef est incarné par Denis Podalydès. La soprano, jouée par Natacha Régnier, chante le Lamento della Ninfa, de Claudio Monteverdi. C’est un grand moment d’art, comme il y en a peu. Surtout, cela en dit long sur le degré de foi qu’Eugène Green place dans le cinéma. En ce sens, on aimerait bien qu’il soit un peu plus imité. Qu’il y en a assez, de ces films qui veulent « faire passer des messages » ; en cédant à la pression idéologique, en se voulant au service de la liberté, il semble bien qu’ils en oublient l’essentiel, à savoir : être des pièces de toute beauté, flamboyantes et denses, qui fassent avant tout vibrer le regard. Ce n’est pas un reproche que l’on peut faire à Eugène Green, pour qui tout ne doit être que beauté, ou rien. Mais le lecteur aurait tort d’imaginer ses films comme de pures recherches de lyrisme, constamment perchés sur les hauteurs : pas de poses romantiques dans ses images, ni d’emphases agaçantes. Si lyrisme il y a, il est fait de gravité comme de légèreté, de moments creux, en suspens, promis à quelque chose autre, tout comme de moments suaves et pleins. Le cinéaste, dans la vision de son art, et dans son essai intitulé Poétique du cinématographe (Actes Sud, 2009), en hommage à Robert Bresson, revient maintes fois sur ce qu’il définit comme étant la présence, seul éclat désirable, d’après lui, lieu du « temps de la sensation », qui enracine l’homme vivant dans la matière : « Aucune quête n’est possible sans la foi, sans la croyance en une nécessité. Avec la foi, on ne peut que poursuivre sa voie ; sans elle, on ne peut que tourner en rond, comme un écureuil qui court dans une roue. Tout vrai artiste a toujours été habité par la foi, quel que fût le nom qu’il choisît de lui donner. »

 

L’homme

 

De l’homme on sait peu de choses : il naît à New York en 1947, et arrive à Paris en 1969, souhait d’un lointain qui le hantait depuis son enfance. Il se révèle réticent à l’idée d’entrer à l’IDHEC, l’ancêtre de la FEMIS, et ce sont finalement des études d’histoire de l’art qu’il commence, ainsi qu’une thèse placée sous la direction du sémiologue Louis Marin. En 1977, il fonde ce qui restera pendant de longues années attaché à son nom dans le milieu du théâtre : la compagnie du Théâtre de la Sapience. Cette référence à Rome et à Francesco Borromini nous éclaire sur l’orientation esthétique d’Eugène Green : c’est durant les années qui suivent cette décision que tout son travail de recherche va se fonder en grande partie sur la récitation et la mise en scène des textes du Grand Siècle. Ce n’est finalement qu’assez tardivement, par un soir de 1994 à Poitiers, que l’homme est frappé par un autre désir, à laquelle il ne peut opposer nulle résistance : celle de devenir cinéaste. Ce sera d’abord Toutes les nuits, où apparaissent déjà les acteurs qui le rendent souvent identifiables, en particulier Adrien Michaux et Alexis Loret. Ce long-métrage sort en 2001 et obtient le prix Louis-Delluc du premier film.

L’artiste

 

La parole est une pierre lisse. Déposée au fond d’une rivière, elle est polie par l’eau. Elle n’en reste pas moins un bloc. Eugène Green fait partie de ces artistes qui, inlassablement, s’échinent à la polir. Voilà pourquoi le temps est long. Mais c’est pour le plus grand bonheur de ses spectateurs et de ses lecteurs. Son amour de la parole revêt une vibration qui arrive de loin. En ce sens il introduit de l’origine dans la parole, et on sent là, véritablement, une prise avec le divin. Les images qu’il nous donne à voir sont plus proches de la peinture du dix-septième siècle que du cinéma contemporain, qui lui est très pauvre en images. Les cinéastes à la mode nous donnent constamment l’impression qu’ils ne voient pas l’image qu’ils sont en train de construire. Qu’un soupçon de dévotion puisse les traverser, voilà un événement que l’on attendrait volontiers, mais qui n’arrive pas. On les voit ne pas voir, pour paraphraser Roland Barthes : la matière, l’étendue de sa fragilité, la certitude de sa perte, on discerne bien que ce sont des éléments qui glissent sur eux. Sans doute, voilà des gens qui dans leur vie n’ont pas dû voir beaucoup de peinture, où le regard naît, pourtant, et se décompose. Le cinéma d’Eugène Green vient se confondre à ce déchaînement séculaire et funeste. À chaque instant, son œuvre est tendue par des poussées antagonistes qui viennent brûler ce qui lui fait office de souffle. L’artiste n’en est pas moins le messager de ces orchestrations vives : ainsi, dans La Religieuse portugaise, des plans de pas dans les rues de Lisbonne, ou d’autres de Leonor Baldaque, en boîte de nuit, en train de regarder le pont du 25 avril, et c’est toute notre conscience qui défaille. Elle ne nous dit pas seulement, loin de là, que ces images sont superbes et que c’est là ce que le cinéma devrait avoir pour but (peu nous importent, finalement, les autres cinéastes et leurs films bien intentionnés : comme si le cinéma était une affaire de bonnes intentions !) ; elle dit surtout que notre présence est un gouffre, être une chute, l’homme un perpétuel plongeur de Paestum. Dans ce drame qui le désigne, c’est la parole qui le sauve. La parole est un peu plus que du sens, un peu plus que le témoin de l’histoire, un peu plus que de l’eau à boire chaque jour : elle est cette pierre, déposée dans toutes les époques, car effleurée depuis le commencement par la seule durée qui enveloppe l’énigme. En parlant, nous nous mettons à incarner ce qui finit fatalement par nous faire taire : nous nous invitons dans la présence commune à tous les lieux, et nulle part. C’est ce qui frappe étonnamment dans les œuvres d’Eugène Green. Qui dit que le cinéma est une affaire de spécialistes ? En l’occurrence, Eugène Green est la preuve vivante qu’un artiste polyvalent et très érudit va toujours plus loin qu’un réalisateur qui a été seulement formé par le cinéma, qui ne vit que pour le cinéma, mais qui à côté de cela n’a jamais vu un tableau de José de Ribera ou de Giovanni Battistello Caracciolo.

 

C’est lui qui donne leurs plus beaux rôles à Natacha Régnier, Christelle Prot ou Leonor Baldaque : la première en soprano crucifiée par un chef d’orchestre impitoyable et sadique dans Le Pont des Arts ; la deuxième en épouse malheureuse en amour dans Le Monde vivant ; la troisième en actrice mélancolique, à la recherche de passion, dans La Religieuse portugaise. Il suffit que ces actrices passent dans ses mains pour qu’elles deviennent des créatures absolument splendides : leur parcours dans le cinéma restera gravé pour ces rôles de femmes sensibles qu’Eugène Green leur donne. Une femme n’est jamais aussi transparente que quand elle est promise à une loi tragique. Le cinéaste compose un chant très fort qu’il glisse dans ces femmes : en elles c’est la ténèbre qui rejaillit. Toutes, c’est un enfant qu’elles n’ont jamais eu qui leur manque. Ce thème revient avec une insistance étonnante dans les films de Green. Comme ses héroïnes sont porteuses de la parole, ce vide est en quelque sorte comblé, même s’il n’efface nullement leur tristesse. La parole est un passage, et comme tout passage rien n’y reste déposé, pas même le sens : sa vérité, c’est la promesse d’un ailleurs, d’un dû à l’égard des morts. Ou bien, comme dirait Pirandello : « Regarde aussi les choses avec les yeux de ceux qui ne les voient plus. Tu en auras un regret, mon fils, qui te les rendra plus sacrées et plus belles » (« Guarda le cose anche con gli occhi di quelli che non le vedono più ! Ne avrai un rammarico, figlio, che te le renderà più sacre e più belle »), c’est-à-dire un héritage qui guide, continuellement là, jamais en arrière.

 

L’écrivain

 

C’est par ces interrogations, reprises avec ironie et amusement, qu’Eugène Green vient de publier un dernier roman, Les Atticistes, aux éditions Gallimard. Loin d’y employer le ton grave de ses ouvrages précédents, l’écrivain et cinéaste aborde cette fois les enjeux de la littérature et ceux du discours universitaire avec un certain humour. Cela ne l’empêche pas de briller par une science qu’il livre au lecteur avec détachement, ce qui augmente sa force de frappe. Une jeune sémiologue, de gauche au possible, éprise de révolution(s) et d’une nouvelle vision du monde, et un professeur attaché à la belle manière de la langue, à sa conservation dogmatique, sont les deux principaux rivaux de cette fresque drolatique, toute en finesse, par laquelle Eugène Green prouve définitivement son originalité, avec un léger sens de la provocation. Il saisit bien les débats sensibles d’aujourd’hui, les montre du doigt, mais c’est justement avec le retrait qui lui est propre qu’il ne cesse d’affirmer sa préférence à laisser son art dans les marges. Les Atticistes, au sein de son œuvre, confirme sa maîtrise des langages et son écoute du temps : elle ne fait pas de lui un artiste éloigné des conflits intellectuels modernes, mais le ton qu’il donne au roman forme une saillie dans l’architecture de l’œuvre qu’il élève depuis des années. Il ne montre pas seulement que la langue du jour, de plus en plus dévorée par les scies et les anglicismes, ne lui est pas étrangère : il l’intègre à sa jouissance, façon pour lui de soulever un contraste plus incontestable avec le devoir de la parole, l’autre, le grand. N’est-il pas l’homme des vérités contradictoires ?

 

Eugène Green erre encore. Aucun cinéaste n’a comme lui le sentiment des villes. Ce sont des lieux comme Paris ou Lisbonne, qu’il aime tant, et qu’un peu de sa rêverie suffit à nous rendre bouleversants, arrachés à notre hâte, rendus le temps d’un film à leur langoureuse lenteur. C’est Paris et les terribles images du pont des Arts vaincu par l’absence, avant que de vilaines poubelles vertes, pendouillant dans le moins glorieux des matériaux, ne viennent défigurer le souvenir d’une Natacha Régnier suicidaire, poussée à bout de nerfs par un démon barbare ; c’est Lisbonne et ses terrasses magnétisées par le Tage, emplies par la pensée que, si c’est bien cela, être, il n’y a plus rien à envier aux morts, ni rien à craindre, pas même la peur de perdre quelque chose. À eux qui n’ont plus ce souci, on peut toujours opposer l’orgueil d’avoir "re-gardé". C’est bien l’honneur de la beauté que d’élever les êtres qui bientôt ne seront plus.

Oui, il s’est retourné pour voir. Il ne pouvait s’empêcher d’agir autrement, alors voilà : c’est là ce qui a fait de lui l’Orphée de nos villes, le thaumaturge de nos salles noires. Alors à quand le prochain film d’Eugène Green, s’il vous plaît ?

 

Mathieu François du Bertrand

 

Eugène Green, Les Atticistes. Éditions Gallimard, octobre 2012, 208 pages, 17,90 €.

 

> Mais aussi :

Eugène Green, Le Pont des Arts, Éditions Montparnasse, août 2006, DVD de 126 minutes, 14,94 €

Eugène Green, Poétique du cinématographe, Actes Sud, octobre 2009. 121 pages, 15,10 €

Eugène Green, La Religieuse portugaise. DVD de 127 minutes, Bodega Films, 2010.

 

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