Drieu, témoignage inédit de Victoria Ocampo

Composé des pages que la mécène argentine Victoria Ocampo consacra à Pierre Drieu la Rochelle dans son autobiographie, d’un avant-propos de Julien Hervier recadrant leur parcours et de quelques lettres essentielles, dont le texte testamentaire du romancier, ce document est un témoignage inédit sur deux êtres d’exception et un regard privilégié sur le monde intellectuel de l’entre-deux guerre.


Victoria est belle, cultivée, issue d’une famille fortunée, elle rêve d’émancipation. Elle sort profondément déçue d’une longue passion amoureuse avec un avocat renommé. Elle côtoie Borgès, voyage beaucoup et fondera la revue SUR qui deviendra le pendant de la NRF en Amérique Latine.

Drieu commence à toucher au succès. Il a rompu avec les surréalistes en 1925. Il a déjà écrit Blèche, L’Homme Couvert de Femmes ou encore Le Jeune Européen. Il séduit, presque malgré lui, et cumule les conquêtes ; figures qui hanteront ses romans. Marié deux fois, marqué par la guerre et obsédé par l’idée de décadence, son goût de l’absolu se heurte à une amertume tenace et à des aspirations écartelées.

« Il m’a fallu du temps pour percer ces énigmes qui, au début, tantôt m’amusaient, tantôt me choquaient. »

Victoria a 39 ans quand elle le voit la première fois lors d’un dîner chez la comtesse Isabel Dato à Paris. À table, Paul Valéry et le philosophe José Ortega y Gasset. Aux murs, des tableaux de Miro et Dali ; nous sommes en avril 1929. De cette rencontre naîtra une passion houleuse, mâtinée de tendresse, puis une amitié profonde qui laissera des traces à travers une correspondance franche et brutale qui prendra fin en 1945, avec le suicide de l’écrivain.

« Mais telle était la manière de Drieu de reconnaître que quelque chose lui plaisait : il se sentait obligé de faire des compliments en dénigrant. »

Vous avez un pull-over de déménageur lui dira-t-il dès leur deuxième rencontre ; c’était un tailleur de chez Chanel. Si Victoria notera plus tard que ce dîner ne deviendra inoubliable qu’a posteriori, c’est que Drieu, cet homme de 36 ans aux airs d’éternel adolescent, laissera une marque indélébile dans sa vie pourtant riche en rencontres élitaires.

Lui, qui écrivait dans le Feu Follet, inspiré du suicide de Jacques Rigaut : «on vit mieux mort que vivant dans la mémoire de ses amis.» ne l’oubliera jamais ; elle fut l’une des rares, avec Malraux, à recevoir son testament, à la fois incisif et touchant ; lui, qui s’était engagé pour le fascisme, elle, qui soutenait les républicains espagnols, lui restera fidèle jusqu’au bout.

« Il m’est arrivé de le détester et je me suis juré de le laisser se débattre dans ses folies sans me soucier de lui. »

Ils se revoient, marchent des heures, arpentant les rues de Paris au rythme de discussions électriques, ils sont amants. En guise de taquinerie, elle lui cite des passages de ses romans, de ses essais, qu’il fait peut-être semblant d’oublier : « Où es-tu partie chercher ça ? ». Les retranscriptions de dialogues sont à ce sujet très révélatrices de l’état d’esprit du couple, quand les répliques acérées quittent peu à peu le domaine de la fierté, de la façade et du rapport de force pour atteindre une grâce quasi enfantine, comme un ultime garde-fou, c’est surtout de détresse qu’il s’agit.

Très vite, il a besoin d’argent, elle lui donne. Il l’a vexe en évoquant trop souvent ses maîtresses, ses « autres mécènes », ne pouvant s’empêcher d’être cassant, ils se brouillent. Victoria part en Espagne. Les lettres sont grinçantes, parfois suppliantes. Ils se retrouvent. Londres. Berlin. Plus tard elle l’invite en Argentine où Drieu donnera quelques conférences appréciées et piochera des éléments d’inspiration pour son roman L’Homme à Cheval où d’ailleurs Victoria aura son double romanesque. 

C’est aussi là que sera lancé le premier numéro de SUR, revue qui paraîtra pendant près de quarante-cinq ans, et dans lequel l’écrivain participera aux côtés de figures éminentes du monde littéraire.

« Nous étions tous les deux perdus dans la forêt d’une cruelle époque de transition. »

Drieu, le masochiste, pourtant chargé d’orgueil, ne s’aime pas, pas plus qu’il n’aime son époque. « Pourquoi aimes-tu les défauts que tu n'as pas ? » lui écrira-t-elle. Les rapports sont toujours conflictuels. Victoria note que ses réactions ont quelque chose d’un enfant, dont l’univers s’écroule après avoir appris que les rois mages ne mettent pas les jouets dans les souliers, comme si un petit mensonge, une supercherie dérisoire, remettait tout en cause. « Tu perds la tête Pierrot. »

Elle aime la France. Pour lui, la France est morte. Les disputes sont fréquentes, lénifiées par des moments d’une volupté profonde, simple. Il s’attache à l’idée d’une grande Europe, unifiée par le fascisme, qu’il voit comme l’unique rempart contre le capitalisme et le communisme, Victoria traite Mussolini de soldat d’opérette. 

Il s’engagera du côté de Doriot au Parti Populaire Français en 36, parti qu’il lâchera en 39. Il y adhérera de nouveau, à la fin, comme un ultime bras d’honneur à son destin, alors qu’il ne croit plus en rien et qu’il sait que tout est foutu. Entre temps il est devenu directeur de la NRF et aura écrit « Gilles », entre autres... 

A la libération il refusera de partir, de se cacher, malgré le soutien de Malraux et quelques autres, il choisira la mort qu’il exprimera en ces termes : « Je veux mourir car la France telle que je l’ai aimée est finie. »

Au-delà des différences politiques et sociales ils se sont trouvés, à la lisière d’un monde à deux doigts de s’entre-déchirer. Le dandy crépusculaire qui « souffrait moralement d’insomnie » et la lumineuse femme du monde jouaient à se faire peur, pour mieux se rassurer, se soutenant l’un l’autre dans leur quête d’idéal. 

Plus tard, Victoria repensera au tableau de Watteau : Gilles, que Drieu lui aura présenté comme son portrait lors d’une escapade au musée. Un Pierrot qu’elle retournera voir après sa mort, lors de ses voyages à Paris, comme d’autres vont au cimetière.

« Chère Victoria, tu ne sais pas comme est bien ma mort, par une nuit superbe, ma fenêtre grande ouverte sur Paris. »


Arnault Destal 

Victoria Ocampo, Drieu, Bartillat, août 2007, 151 pages, 20 euros


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