Fatale - Portrait de groupe sanguin avec dame Entretien avec Doug Headline

Fatale, fausse « Série noire » de Jean-Patrick Manchette, renaît trente-sept ans plus tard sous la forme d’une bande dessinée conçue et réalisée par son fils Doug Headline et par Max Cabanes.


Le roman de Jean-Patrick Manchette Fatale paraît en 1977 Hors Collection. Hors Collection, cela veut dire qu’il n’a pas les honneurs de la Série Noire, qui trouve la narration trop pauvre en action. Manchette, par coquetterie peut-être, ne proteste pas, reconnaît dans une interview que ce n’est pas vraiment un polar et assure qu’il ne le refera plus.

Ce n’est pas vraiment un polar, certes, ne serait-ce que parce que son héroïne, Aimée Joubert, est une tueuse professionnelle qui manque singulièrement de détermination à certains moments. Mais c’est précisément cette faille de l’héroïne et du roman qui permet à celui-ci d’échapper à tout genre et de s’imposer d’emblée comme une œuvre de littérature générale. Ce pourrait être un roman du XIXe siècle (Joubert ne rime peut-être pas avec Balzac, mais rime avec Flaubert, et Aimée est phonétiquement l’anagramme d’Emma) si seulement le sang coulait un peu moins. Ce pourrait être tout aussi bien un western de Clint Eastwood, si l’héroïne n’était pas une femme. Le principe, de toute façon, est simple, et remonte à Socrate : l’arrivée d’un étranger (ici, d’une étrangère) dans un milieu apparemment calme et tranquille révèle le très grand désordre qui se dissimulait sous ce vernis de tranquillité. Il n’y aura pas à proprement parler de retour à l’ordre, et l’étranger lui-même en sera pour ses frais, mais la vérité aura au moins éclaté au grand jour. C’est ce qui fait qu’un roman tel que Fatale n’est pas loin d’être une œuvre poétique, si l’on reprend la définition de Hugo suivant laquelle « la poésie, c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout ». Il n’est pas interdit de voir en Aimée Joubert l’image de l’artiste qui révèle au monde une autre face du monde, la création passant souvent par une phase de destruction.

Et puisqu’une telle œuvre échappe à tout genre, il est possible, et même légitime, de la « décliner », comme on dit aujourd’hui. Claude Chabrol (comme on verra plus loin) adorait les romans de Manchette en général et Fatale en particulier. Il avait sérieusement envisagé, après Nada, de l’adapter au cinéma. En attendant de voir un jour les aventures d’Aimée Joubert sur un écran, Doug Headline, avec la complicité du dessinateur Max Cabanes, a décidé de faire renaître le roman de son père sous la forme d’une bande dessinée, prolongeant ainsi le travail déjà entamé avec la Princesse du sang.


D’abord la Princesse du Sang, puis aujourd’hui Fatale, et bientôt Nada… La chronologie de vos adaptations en bande dessinée est l’inverse de celle des romans de Jean-Patrick Manchette. N’était-il pas plus simple de les prendre « dans l’ordre », d’autant plus que Fatale peut être vu comme une version réduite, microcosmique, de la Princesse du Sang, symphonie planétaire ?


L’ordre des adaptations est pour une part le fruit du hasard. Entre 2005 et 2011, Jacques Tardi a choisi d’adapter trois romans de mon père : le Petit bleu de la Côte ouest, la Position du tireur couché, et Ô Dingos, ô châteaux ! En 2007, cherchant un projet pour la collection Aire Libre, Max Cabanes et moi nous sommes attaqués à la Princesse du Sang, roman sur lequel j’avais déjà beaucoup travaillé et qu’il m’intéressait de transposer en images parce qu’il était complètement différent des romans noirs que Tardi avait commencé à adapter. Je savais qu’on pouvait en tirer un univers visuel très différent, avec de la couleur et du Cinémascope, pour ainsi dire. Et j’avais dès 1997 tiré de ce livre inachevé (interrompu par la mort de mon père) un scénario de film, Ivory Pearl, non encore tourné. Le passage du script à la bande dessinée était assez simple.

Je ne trouve pas que l’héroïne de Fatale ait beaucoup à voir avec Ivory Pearl, mis à part le fait que ce sont deux personnages féminins très forts. Les deux récits sont très différents, stylistiquement, thématiquement, dans leur buts, leurs références et leur atmosphère. La version microcosmique de la Princesse, c’est plutôt Ô dingos ô châteaux, que Max et moi avions prévu de faire — mais Tardi nous a devancés.


Manchette était amateur de bandes dessinées, mais l’écrivain, l’amoureux des mots qu’il était serait-il heureux de voir toute son œuvre adaptée en bd ? Vous avez d’ailleurs choisi, pour le texte narratif, une police « Courier » peu usitée dans les bandes dessinées et qui semble être là pour dire que la base écrite ne saurait être oubliée…


Je ne sais pas s’il aurait apprécié que tous ses romans — ou même qu’un seul de ses romans soit adapté. En même temps, rien n’indique le contraire. La question ne s’est jamais posée de son vivant. On lui a demandé des scénarios originaux, souvent, mais il y avait à l’époque très peu d’adaptations de romans en bande dessinée. Pour nous, la question n’est pas de tout adapter, mais d’adapter ce que nous avons envie d’adapter. Peut-être même qu’un de ces jours, nous oserons reprendre le personnage d’Ivory Pearl dans des aventures originales. Mais en aucun cas il ne s’agit de supplanter les romans ou de se substituer à eux : bien plutôt, nous souhaitons donner envie de les lire. D’où la proximité du texte, sa présence continue dans Fatale ; et ce rappel de la machine à écrire qui livre ses phrases via la police Courier. Je revoyais hier soir le Madame Bovary de Minnelli : dans l’album Fatale, on a quelque chose comme la voix off de Flaubert/James Mason qui accompagnait l’action à l’écran. La Princesse du sang découlait directement du scénario de film, plutôt que du roman, et nous y avons beaucoup moins utilisé les textes du livre. Ce qui est, au fond, dommage. Du coup, nous préparons pour fin 2015 une version intégrale nouvelle de la Princesse, plus longue, avec davantage de hors-texte tirés du livre, mais qui ne dispensera pas pour autant de la lecture des romans.


N’avez-vous pas songé à transposer l’action dans un contexte contemporain ? Votre décor sixties semble assez rétro par rapport au roman lui-même, qui, de toute façon, était plutôt « hors du temps ». Il existe au Havre un quartier qui se nomme vraiment Bléville. A-t-il constitué une référence pour les architectures et les décors de votre Bléville ?


Contemporain, non. Certes, la peinture des mœurs et de la bonne société qui apparaît dans Fatale est toujours tout à fait d’actualité, mais cela aurait été moins intéressant à dessiner pour Max. C’est lui qui a choisi de reculer un peu l’action, vers la fin des années soixante. Il avait envie de recréer cette période.

Bléville, c’est en fait Dieppe + Le Havre + certaines petites villes de la côte normande : Cabourg, Honfleur, Trouville, Villers-sur-Mer, Granville, etc. Dans le roman et dans la bande dessinée. Mon père a passé pas mal de temps en Normandie, du côté de Rouen et Dieppe, dans sa jeunesse et il connaissait bien ces lieux. Et puis cette région est aussi celle où Flaubert, un des auteurs qui ont le plus compté pour lui, et notamment au moment de la rédaction de Fatale, situe Madame Bovary. Emma Bovary et Aimée Joubert ont plus d’un point commun.


Qu’avez-vous dû ne pas garder du roman ? qu’avez-vous dû ajouter ? Votre dominante chromatique est très sombre.


Je dirais que nous avons tout gardé et que nous n’avons rien ajouté. Sur le plan graphique, tout vient de Cabanes. Mais il me semble que, hormis la longue séquence finale de nuit sur le port qui est en effet sombre, il y a aussi beaucoup de scènes très lumineuses ou très colorées : la réception chez Lorque, la fête campagnarde avec la mort du bébé, le bridge qui tourne mal chez les Moutet… L’album passe assez vite d’une ambiance à une autre, et d’une tonalité de couleurs à une autre.


On ne savait pas très bien si l’héroïne mourait ou non à la fin du roman. Votre adaptation n’aide guère à résoudre ce mystère…


Moi, je crois qu’elle meurt à la fin. Mais nous avons voulu garder le mystère. Libre à chacun de décider de ce qu’il advient d’Aimée. J’aime de plus en plus les fins ouvertes.


A une époque où des maisons d’édition telles que Casterman imposent pour les bandes dessinées le format 48 pages (au lieu du classique 64 pages cher à Tintin), vous ne craignez pas de livrer des bd de plus de cent pages… Votre Fatale ne serait-il pas plutôt un graphic novel ?


En réalité, les maisons d’édition conçoivent bien moins qu’avant le 48 pages comme mètre-étalon de la bande dessinée. Casterman, par exemple, édite aussi la collection Écritures qui accueille des albums parfois très longs. Le 48 pages était le format standard absolu avant 1985, du temps d’Astérix, Lucky Luke et Buck Danny. Depuis, mangas et romans graphiques sont passés par là, et le temps des longues séries « à suivre » pré-publiées dans les hebdomadaires est révolu. Le 48 pages reste réservé à la bande dessinée d’humour et aux séries les plus classiques qui existaient déjà il y a quarante ou cinquante ans. En ce moment, les éditeurs ont plutôt tendance à chercher le juste format et la juste pagination pour chaque projet. Espérons que cela durera.

Nous avons ainsi eu la chance de pouvoir travailler sans nombre de pages imposé, ce qui était idéal. En ce sens, oui, Fatale est absolument un roman graphique. De même que la Princesse du Sang, qui va donc être remanié, allongé de vingt ou trente pages et repris en un unique volume au lieu de deux, car il faut le lire comme un ensemble.


N’avait-il pas été question que Chabrol tourne une adaptation cinématographique de Fatale ?


Oui, Chabrol devait le tourner avec Isabelle Huppert, entre 77 et 82. Et mon père a écrit pour lui deux versions du scénario, très proches du roman. Mais le producteur a disparu avec la caisse, comme c’est souvent arrivé à Claude. Du coup, il est passé à autre chose, à regret, et le film n’a jamais été tourné. Il y a eu par la suite d’autres tentatives d’adaptation, dont une par Gérard Jourd’hui, puis une autre que j’ai écrite avec Eric Woreth pour Sophie Marceau en 1999. Mais là encore, le producteur a fui en Amérique du Sud avec l’argent, et le film ne s’est pas fait. Aujourd’hui, une nouvelle adaptation est en développement aux États-Unis, mise en œuvre par la société qui a déjà produit le Millénium de David Fincher et d’autres films de premier plan. On peut raisonnablement être très optimiste quant à la qualité de l’objet qui en résultera.


Y a-t-il d’autres adaptations cinématographiques actuellement « sur le feu » ? Les Américains seront-ils bien capables de garder la Gallic touch (avec, entre autres, ses allusions politiques) qui caractérisait la narration de Jean-Patrick Manchette ?


Alain Delon, quoique bien Français, avait-il su garder dans Trois hommes à abattre la Gallic touch du Petit bleu ou quoi que ce soit d’autre propre à la narration de Manchette ? À part le Nada de Chabrol, toutes les adaptations des romans de mon père sont à mon sens très mauvaises, y compris le Boisset (Folle à tuer, d’après Ô Dingos, ô châteaux !) et le Bral (Polar, d’après Morgue pleine). Alors, en effet, j’essaie aujourd’hui de ne mettre en route, sauf exception, que des adaptations américaines des romans de mon père.

En dehors de Fatale, le premier film terminé est la Position du tireur couché, devenu The Gunman, avec Sean Penn, Javier Bardem et Idris Elba, produit par StudioCanal et Joel Silver et réalisé par Pierre Morel, qui sortira en salles le 20 février 2015. Il y aura ensuite West Coast Blues, d’après le Petit bleu de la Côte Ouest, produit par Laura Bickford (Traffic, Che), écrit par Howard Rodman et Chris McQuarrie et réalisé par McQuarrie après Mission : Impossible 5. On devrait y voir Colin Firth dans le rôle de Gerfaut. Voilà donc deux acteurs oscarisés dans ces deux premières adaptations nouvelles des romans de mon père. C’est bien. Ô dingos, ô châteaux ! intéresse bon nombre d’actrices, de réalisateurs et de producteurs aux États-Unis, et fait encore l’objet d’une compétition ; le film va partir en écriture début 2015. La Princesse du sang est également en développement sur la base de mon propre script, que j’ai réécrit en anglais. Les autres livres ne sont pour l’instant pas traduits aux États-Unis, mais ça viendra. 

Dans le monde francophone, les épatants Hélène Cattet et Bruno Forzani (Amer, l’Étrange couleur des larmes de ton corps) préparent actuellement leur version de Laissez bronzer les cadavres, sous l’égide de leur bienveillant producteur François Cognard. Je suis certain qu’ils vont réussir à fabriquer à partir de ce sujet un film tout à fait hors normes dans la production française. Et pour cette raison, il fallait qu’ils puissent le faire. Joel Silver d’un côté, Cattet & Forzani de l’autre, voilà bien deux extrêmes, mais d’un côté comme de l’autre, on sera loin des productions françaises standard, ce qui aurait été la solution de facilité, autrement dit la pire, pour ces nouvelles adaptations.


Vous collaborez avec votre père post mortem. Aviez-vous déjà travaillé avec lui de son vivant ?


En vérité, nous avions collaboré sur un certain nombre de petites choses. Il m’a aidé à terminer une de mes premières traductions de romans, qui devait être une aventure de Conan. J’ai rédigé des brouillons pour quelques-unes de ses dernières chroniques de cinéma pour Charlie-Hebdo (tentatives de débutant d’ailleurs plutôt médiocres, et qu’un œil averti pourra aisément repérer parmi les textes mieux écrits), ainsi que le premier jet de la traduction de la bande dessinée Chandler de Steranko parue aux Humanos. Nous avons aussi travaillé ensemble en 1980 ou 82 sur un improbable scénario de film fantastique surnaturel pour le chanteur disco Cerrone, un machin avec de la télépathie et des apparitions baptisé Névrose qui était totalement calamiteux tant les exigences de Cerrone étaient absurdes. D’autres scénaristes ont ensuite mis la main à ce script, mais fort heureusement ça ne s’est jamais tourné… Est sorti, me dit-on, en 1982, un roman Névrose « signé » Jean-Marc Cerrone, mais ni mon père ni moi n’avons participé à cette chose.

Maintenant, si je continue à travailler sur ses textes depuis près de vingt ans, c’est bien évidemment parce que c’est une manière de ne pas couper le fil, de maintenir le contact avec lui et de le garder à mes côtés jour après jour. Un peu comme s’il n’était pas parti et comme si nous poursuivions quotidiennement les discussions interrompues en 1995.


Propos recueillis par FAL


Fatale

D’après le roman de Jean-Patrick Manchette

Adaptation Max Cabanes et Doug Headline

Dupuis, Aire Libre, 2014, 22€

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