La somme d'Alain Laurent et Vincent Valentin sur Les penseurs libéraux

C’est un imposant recueil sur un courant de pensée, souvent décrié, mal identifié, pourtant au cœur de l’organisation des sociétés contemporaines, que publient Les Belles Lettres. Dans Les Penseurs libéraux, Alain Laurent et Vincent Valentin, respectivement philosophe et juriste, proposent une anthologie remarquable du libéralisme qui prolonge et complète celle de Pierre Manent, en 1986 intitulée Les Libéraux, chez Pluriel-Hachette.

L’ouvrage offre d’abord un choix très large d’une centaine de « textes » pour aborder la formation de la pensée libérale depuis l’humanisme au XVIe siècle jusqu’à nos jours, d’Étienne de la Boétie, l’auteur du Discours de la servitude volontaire (1574), célèbre réflexion sur les mécanismes du pouvoir, à David Friedman, fils de l’économiste et prix Nobel Milton Friedman, qui dans son essai The Machinery of Freedom a défendu l’anarcho-capitalisme, c’est-à-dire la dissolution de l’État au profit de compagnies privées qui réaliseraient plus efficacement les services aux consommateurs grâce au jeu de la concurrence.

En plus d’un « dictionnaire » synthétique des principaux auteurs libéraux, Alain Laurent déroule dans une autre partie la « généalogie » fastidieuse du mot libéralisme, une histoire marquée par les tensions continuelles entre ses dimensions politiques et économiques :

« De manière encore plus déroutante, [au début du XXe siècle] soit cent ans après l’apparition lexicale des "libéraux" et du "libéralisme", il n’allait toujours pas de soi en Europe qu’un libéral soit, ou puisse être… libéral aussi en économie, c’est-à-dire partisan de la liberté du marché – et que la notion de libéralisme implique la limitation de l’intervention de l’État dans l’activité économique, voire son absence. [Et aujourd’hui] comme chacun le sait, il n’y a toujours pas consensus sur ce point, qui demeure problématique et propice aux tensions ».

L’ouvrage se termine par les « chemins de traverse », sorte de dictionnaire critique des notions et de quelques grands thèmes du libéralisme, souvent « hors des sentiers battus » comme l’indiquent dès l’ouverture de cette partie les « allégories et paraboles » si chères à certains penseurs pour servir leur démonstration :

« Partant du constat que des images fortes ou la référence à des situations de la vie courante ayant valeur d’exemplarité pouvaient parfois mieux servir leur propos que de longs discours théoriques, des penseurs libéraux n’ont pas hésité à mobiliser une ruche et ses abeilles (Mandeville), un ouvrier fabriquant des épingles et un boucher (Adam Smith), des vitriers et autres marchands de chandelles (Bastiat) ou encore un basketteur (Robert Nozick) ».

Brocardé par les antilibéraux qui n’y verraient que la « la piètre caution idéologique du capitalisme », notamment en France où l’opinion manifeste un certain scepticisme vis-à-vis de la mondialisation, le libéralisme fournirait pour Vincent Valentin, loin des caricatures qui lui sont faites, les clés de compréhension de la philosophie occidentale. 

Malgré la diversité des acceptions due à la plasticité du terme, il serait possible de dégager une unité des idées libérales, qu’elles soient économiques, politiques ou sociétales. Le terme « libéral » est apparu au XVIIIe siècle. Pour les hommes des Lumières, il renvoyait aux « lois » qui accordaient la liberté de conscience, d’expression ou de pensée. Très vite, il constituait un contre-modèle au pouvoir absolu avec Wilhelm von Humboldt qui prônait une « constitution libérale ». Pour Adam Ferguson dans son Essai sur l’histoire de la société civile (1767), le « mode libéral » serait nécessaire pour l’organisation de l’ordre social.

Il faut attendre le XXe siècle pour que le terme de « libéralisme » s’impose comme corps de doctrine ou idéologie au moment où ses principes étaient attaqués par les régimes totalitaires, ses « certitudes » éprouvées par la crise économique de 1929. Surtout, l’émergence de l’État providence porté par la « social-démocratie » nécessitait une réponse en profondeur.

« À la suite de Mises et Hayek, des dizaines d’auteurs vont approfondir et renouveler le libéralisme classique, sur le terrain de l’économie mais aussi du droit et de la politique […] en revenant et assimilant des penseurs plus anciens (qui seraient historiquement des pré-libéraux), en particulier Locke, Les Lumières écossaises (Fergusson, Hume, Smith), les pères "fondateurs " de la république américaine (Madison) ou les Français politiques (Constant, Tocqueville) et économistes (Say, Bastiat, Molinari) ».


La spécificité du libéralisme est de neutraliser les moyens du politique

Cet effort théorique a permis de préciser la pensée libérale autour de deux piliers : en premier lieu, le principe de la liberté individuelle et en second lieu celui, fondamental, de l’autorégulation de la société, la poursuite du bonheur de l’individu n’étant possible qu’à la condition du recul de l’emprise de l’État, parce que ce dernier est à la fois moins efficient, fécond et réactif que les individus. Si la plupart des libéraux admettent l’État comme garant du droit, ils insistent pour que son autorité soit limitée, son intervention circonscrite pour ne pas perturber la société. Le politique ne peut commander les choix des individus, y compris dans les domaines économiques.

Le reproche principal qui peut être porté à cette monumentale somme sur le libéralisme est le parti pris « libéral » des auteurs qui transpire très souvent, notamment dans l’avant-propos. L’agacement d’Alain Laurent et de Vincent Valentin est en effet aisément perceptible au sujet des préjugés portés, en France en particulier, contre la pensée libérale. Si, en tant qu’outil de travail, l’anthologie présentée par Les Belles Lettres ne saurait être remise en question, on peut être étonné des positions des auteurs qui, s’ils évitent de porter des attaques trop visibles contre les forces de gauche antilibérales, ne parviennent pas à masquer leur ambition de répondre aux détracteurs des idées et des penseurs libéraux. Si, comme ils l’écrivent, « la spécificité du libéralisme est de neutraliser les moyens du politique », il eût été souhaitable d’étendre cette neutralité à l’ouvrage dans son ensemble pour approcher la nécessaire objectivité pratiquée dans les sciences humaines. C’est à ce prix en effet que les critiques sur l’aspect partisan du projet pourraient être évitées.
 

Mourad Haddak

Alain Laurent, Vincent Valentin, Les Penseurs libéraux, Les Belles Lettres, « bibliothèque classique de la liberté », septembre 2012, 928 pages, 29 €


1 commentaire

Le libéralisme est, comme le souligne l'auteur de cette critique, une notion très plastique. John Maynard Keynes, le héraut de l'interventionnisme étatique, se définissait comme libéral. Aujourd'hui, il serait antilibéral, parce que ce sont en fait les ultralibéraux qui se sont emparés du libéralisme: je renvoie au très bon livre de Serge Audier, "Néo libéralisme, une archéologie intellectuelle".