Retrouver le "sens commun"?

                   

L’eau,  l’air, la biosphère sont-ils des « biens communs »? Peuvent-ils faire l’objet d’une appropriation privée ? La propriété doit-elle s’arrêter là où commence « le bien commun » ? Le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval proposent d’interpeller la dite propriété et de la subordonner à « l’usage commun », de supprimer le droit d’en abuser en réinstituant des « communs » - et de la démarchandiser pour retrouver la nature de ce « commun » qui nous échappe…

 

L’eau, l’air, la biosphère sont manifestement des « biens communs » - en anglais : des « communs » ou « commons ». Elles sont aussi des ressources limitées dont l’appropriation pourrait bien être qualifiée de spoliation. La question de leur accès pourrait bien se poser pour le « commun des mortels », comme l’annoncent les tensions en cours et les débats sur cette notion de « commun »… D’ailleurs, ces ressources ne fonctionnent-elles pas déjà comme une machine à produire la rente de quelques intérêts privés ?

Au cours de cette décennie, on a vu se multiplier des mouvements contestataires dénonçant l’appropriation par une « oligarchie » (« les 0,1% ») de ce qui appartient à tous : les ressources naturelles, les espaces et services publics, les connaissances et réseaux de communication. Et on a pu entendre la jeunesse engagée dans le mouvement Nuit Debout exiger de « retrouver le sens du commun »… Pourquoi ne pas les entendre ?

 

L’impasse

Le terme de « commun » a fait irruption dans le débat public, comme le rappellent Pierre Dardot et Christian Laval, en raison de  « la prédation généralisée orchestrée par des oligarchies qui se gavent de la richesse collective ». Et aussi à cause de « l’extension des droits de propriété dirigée par les grands oligopoles sur tout ce qui vient accroître  leur champ d’accumulation  sur la connaissance, la nature et le vivant »…

Peut-on séparer la terre de l’homme ? Dans leur essai réédité en collection de poche, Pierre Dardot et Christian Laval invitent à considérer la « tragédie du non-commun » : elle est due à l’illimitation capitaliste qui se solde par des appropriations plus ou moins violentes, des régressions sociales, des désastres environnementaux et une désolation qui s’étend à la surface de notre belle planète bleue dont certains sont incapables de respecter les limites...

Tout le monde connaît les « privatisations » qui ont fait passer « des mains de l’Etat aux mains de groupes particuliers oligarchiques ce qui pouvait être regardé comme le fruit du travail commun ou relevait de l’usage commun » - il suffit d’ouvrir les yeux et d’en faire la liste…  

Au XVIe siècle, le mouvement des « enclosures » a transformé les campagnes anglaises en parcelles clôturées à usage privé – on peut voir là la naissance du « capitalisme »… Prenant pour référence l’ancien terme de commons renvoyant à ce « processus d’accaparement des terres utilisées collectivement (« communaux ») et de suppression des droits coutumiers dans les campagnes européennes du fait de la « mise en clôture » (enclosures) des champs et des prés » par une aristocratie prédatrice, Dardot et Laval entendent refonder, à la racine du droit et de l’économie politique, ce concept, rappelant que l’eau, l’air ou « le climat » ne sont pas « par nature » des « biens communs », pas davantage qu’ils ne sont des « biens privés » ou des marchandises négociables, car tout dépend des « rapports sociaux dont ils sont partie prenante ».

En d’autres termes, il s’agit d’une « pratique démocratique » appuyée sur des actions de « transformation sociale », à opposer d’urgence aux « évolutions du capitalisme contemporain » : accaparement privé de ressources vitales jusque là partagées, marchandisation de toutes les sphères de l’existence, pouvoir accru des multinationales.

Mais ces pratiques-là suffiront-elles à faire « revenir en douceur le capitalisme dans son lit » alors que celui-ci a passé le monde au laminoir d’une redoutable fiction, celle d’une  « concurrence universalisée » et d’un « marché auto-régulateur » et alors que la « puissance publique » cautionne ces « enclosures » actuelles en décernant des permis d’exploiter forêts et fonds marins ou en autorisant le brevetage du vivant ?

 

L’alternative

 

Le « commun » que Dardot et Laval opposent à la grande dépossession en cours est un principe d’action, une « praxis instituante » et émancipatrice, une dynamique égalitaire à mettre en œuvre – ce qui suppose une rupture par rapport à l’économisme dominant : « le commun n’est pas un bien (…), il est le principe politique à partir duquel nous devons construire des communs et nous rapporter à eux pour les préserver, les étendre et les faire vivre »…

 Le chantier est immense : parce qu’« il existe des ressources particulières qui appellent, comme par nature, une gestion collective », ils invitent à lancer un « projet démocratique de résistance » à l’accaparement de cette richesse commune qui donne une stabilité à notre vie...

Pour les auteurs, « le commun constitue la nouvelle raison politique qu’il faut substituer à la raison néolibérale » de même qu’une « norme d’inappropriabilité » qu’il faudrait édicter… Mais par quel retournement de l’histoire une autre organisation politique pourrait-elle être substituée au cadre institutionnel existant ? Faudrait-il nous déprendre de l’emprise d’une illusion (notamment « gestionnaire ») et reconnaître, au-delà des conflits d’intérêts, ce commun inscrit dans « la nature et les propriétés des choses » ?  Ainsi pourrait émerger une « démocratie des communs » sur un territoire approprié – à commencer par celui de la « commune », constitutive d’un « commun politique de base »…

Si la terre est destinée aux besoins de tous, encore faut-il « en régler l’usage sans s’en faire le propriétaire » c’est-à-dire sans la considérer comme un « bien » marchandisable – ou une machine à produire de la rente... Sinon, ce serait accepter pour longtemps encore de la séparer de l’homme pour satisfaire la fiction d’un « marché » et subir les fluctuations erratiques de cette marchandisation comme celles d’un désert avançant sous nos pas - jusqu’à la racine de l’inhabitable…


Pierre Dardot et Christian Laval, Commun essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, 600 p., 13,50€



 

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