Mai-68 : les Beaux-arts dans la tourmente

Et si. Et si, me suis-je dit, la perte de reconnaissance de l’art français au niveau international avait une raison. Etait la conséquence d’un raté. Comment expliquer qu’à la Biennale de Venise 1964 ce soit Rauschenberg qui gagne ? Sans que personne n’ait senti venir le vent de la défaite ? Quand la France envoie Bazaine face à l’armada américaine… Suffisance latine ou préceptes de l’autruche ? Sans doute un peu des deux… Tout le moins, une impossibilité à voir le monde tel qu’il est. Pouvoir adapter l’approche artistique. Soutenir les artistes qui osent sortir des conventions.
Frileuse l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts ? Sclérosée ? Soumise ? Que de questions jusqu’à ce jour sans réponse. Il est vrai que l’on attendait l’historien qui oserait soulever le couvercle de cette boîte de Pandore. Le courage manquant aux édiles locaux il fallut que ce soit une Polonaise qui s’en charge (sic).

Depuis 1979, si l’on en croit Jean Musy, le directeur de l’époque, « l’École des Beaux-arts attendait son historien ». C’est désormais chose faite : Maria Tyl dresse ici un panorama général avec comme point nodal les évènements de Mai-68.

Comme toute étude, il faut un prétexte. Et quel mieux que cette révolution qui ébranla aussi les artistes. Surtout que l’aventure de l’art à la française avait débuté bien des siècles auparavant. Que l’École des Beaux-arts était encadrée par l’Académie des Beaux-arts, elle-même sous la tutelle de l’Institut de France. Que la villa Médicis et son fameux Prix de Rome ordonnait une certaine démarche. Pour ne pas dire politique, ou manière de se comporter. Tant des élèves vis-à-vis des professeurs. Que des maîtres entre eux qui guerroyaient pour obtenir le prix pour leur favori.
Rien de bien exemplaire ni d’éthique. Sans parler de l’absentéisme des maîtres d’atelier qui passaient quand bon leur semblait. Laissant aux massiers tout le boulot… Bref, un drôle de navire que cette École des Beaux-arts où régnaient un semblant d’anarchie et un ordre implacable.
Ou le contraire ?

L’École des Beaux-arts fit donc faillite. Mais ce qui est passionnant dans cette chronique de la mort annoncée de ce système, est la manière dont l’analyse est construite. Pour en mesurer les effets, Maria Tyl s’est servie du concept de la théorie des champs développé par le sociologue Pierre Bourdieu et de celui de la sociologie de la perception, conçu par l’historien d’art Michael Baxandall.
Elle choisit d’explorer ce moment historique en posant les bonnes questions : cette révolution étudiante qui impose des ateliers populaires dans une institution canonique est-elle de l’ordre de la révolution symbolique rendue intelligible par Pierre Bourdieu dans son « Manet » ?
L’organisation de l’enseignement artistique à l’École des Beaux-arts en a-t-elle été profondément modifiée ?

Cet essai étudie au plus près comment cette révolution peut se traduire au sein du champ particulier qui est celui de l’enseignement artistique français dont l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris est l’enseigne amirale durant ces trois derniers siècles.
Mais la nomination récente de Bustamante comme directeur fut sans doute le coup de grâce. Au lieu de sauver le soldat Beaux-arts, l’État français a préféré l’achever… Remarquez ce n’est pas plus mal. Il n’y a plus de souffrance. Et maintenant tout est clair : si tu veux être un micheton de l’art, tu vas rue Bonaparte ; si tu veux être un artiste, tu demeures libre et tu n’y mets surtout pas les pieds !

Même si l’ENSBA est, aujourd’hui encore, l’une des dernières écoles où les fondements de l’art et les origines de l’identité artistique sont bien présents, ne serait-ce que sous la forme d’une idée, d’une asymptote, d’un « état de la nature » à jamais perdu mais qui peut toujours constituer un point de repère pour un curieux

Curieuse je l’ai été. Assistant à certains séminaires ouverts au public, l’ENSBA renaît par instant. Sorte d’hydre dont la réputation n’est pas encore totalement atteinte. Mais pour combien de temps encore ?
Fourmillant de détails et d’anecdotes, lire Maria Tyl est fort amusant car elle ne s’est pas contentée de la seule théorie. Elle a fait un nombre important d’entretiens avec des professeurs, des membres de l’Académie des Beaux-arts, des artistes qui ont participé aux Ateliers Populaires et des témoins des événements de Mai-68.

Cet essai se dévore comme un polar. L’enquête digresse et permet ainsi d’avoir un panorama complet et de la situation générale et de points plus précis, de la manière dont vivaient les artistes aux fameuses brimades et autres fêtes orgiaques, des manifestes des étudiants aux comportements de certains professeurs, etc. (d’ailleurs l’appareil scientifique présenté dans les annexes est conséquent).
Maria Tyl constitue ici un fonds d’archives qui fera date.

Annabelle Hautecontre

Maria  Tyl, Mai-68 : Révolution symbolique ou inertie institutionnelle ? L’enseignement artistique à l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts dans la tourmente, préface d’Annie Verger, en frontispice Vivants d’abord, la lithographie de Zao Wou-Ki (1920-2013) réalisée au profit des étudiants pour l’Atelier Populaire des affiches, en mai 1968, Les éditions du Littéraire, coll. "La bibliothèque d’Alexandrie", janvier 2017 – 348 p. – 25,00 €

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