Palma Bucarelli : la Galerie, c’est moi

La Galerie, c’est moi, avait coutume de dire Palma Bucarelli. La Galerie nationale d’art moderne. À Rome. Institution poussiéreuse dont elle prit les rênes en 1941. Pour en faire un lieu d’exposition internationalement reconnu. Durant trente-quatre ans elle pilota la Galeria d’une main de fer glissée dans un gant de velours. Elle y accueillit des expositions encore jamais vues à Rome : Picasso (1953), Scipione (1954), Jackson Pollock (1958), Oskar Schlemmer (1962), Kandinsky puis Henry Moore (1961), Mark Rothko (1962) et Paul Klee (1970). Autant dire qu’elle se fit un nom. Et beaucoup d’ennemis…
Paradoxalement en voulant aussi mettre en avant les Italiens. Par ses achats – et leur exposition – elle contribua à la reconnaissance internationale de nombreux artistes italiens (Bernardo Celentano, Domenico Morelli, Gino Rossi, Roberto Melli, Enrico Prampolini, Alberto Savinio, Telemaco Signorini, Alberto Burri, Lucio Fontana, Pino Pascali, Piero Manzoni, Giuseppe Capogrossi, Emilio Vedova, Ettore Colla, Umberto Mastroianni).
En 1968, elle exposa cent œuvres d’art italien du futurisme à nos jours. Mais s’attira les foudres de ceux qu’elle avait oubliés. Car, comme le disait Pierre Desproges : C’est fou tous ces artistes qui se plaignent de ne pas travailler, sous prétexte qu’ils n’ont pas de talent…

Cette femme défrayait donc la chronique. Sa beauté irradiait au-delà de ses compétences. Reproche machiste des aigris. Cinecittà la courtisait mais elle refusa de se prêter au jeu. Liberté de vie, aussi. Célibataire affirmée. Aventures secrètes avec les plus grands historiens de l’art. Mariage sur le tard…
Scandales d’alcôve pour discréditer celle qui faisait un travail extraordinaire. Et pas seulement dans la promotion de l’art. Durant la Seconde Guerre mondiale, avec ses amis historiens d’art (Giulio Carlo Argan, Pasquale Rotondi, Emilio Lavagnino…) elle sauva, au péril de sa vie, les chefs-d’œuvre de l’art italien des bombardements et du pillage. Les conduisant de Rome à Caprarola, puis les mettant à l’abri au château Saint-Ange.

Plutôt que de faire une biographie – il en existe en italien – Sophie Guermès a privilégié le roman. Quitte à réparer cet oubli difficilement compréhensible – Palma Bucarelli est inconnue en France – il fallait rendre la chose plus ludique. Accessible. Amusante. Car sa vie est bien un roman !
Nous sommes en 1985. Palma Bucarelli alors à la retraite depuis dix ans est chassée de l’appartement de fonction qu’elle habitait, et où elle comptait finir ses jours. Vexée, elle fait ses malles en silence. Mais passe ses nerfs dans la rue. La marche à pieds dans Rome la calme. La beauté extraordinaire de cette ville l’apaise. Elle se remémore aussi les meilleurs moments de sa vie. Et ses pas la conduisent chez sa meilleure amie.
Autour d’une tasse de café, Palma va lui révéler ses secrets. Qu’elle a très vite voué sa vie à l’art. Depuis sa thèse sur le peintre maniériste Salviati jusqu’à la promotion de l’arte povera. Elle effleurera par pudeur ses liens d’amitié avec Ungaretti, Moravia et Elsa Morante. Coquette, elle expliquera pourquoi on lui décernait régulièrement la palme de l’élégance (même au ski ou à la plage, le souci du détail, la classe toujours). Nourrissant la haine de ses détracteurs qui s’acharnèrent contre elle, en particulier les parlementaires italiens, qui détestaient la peinture abstraite. Les quelques artistes qui lui reprochaient de ne pas acheter leurs œuvres. Et des fonctionnaires des Beaux-arts qui rêvaient de la détrôner. Ce sont mes ennemis qui m’ont faite, persiflait-elle quand elle se laissait aller à un commentaire…



Palma Bucarelli voyagea beaucoup. En Europe, aux États-Unis, au Japon, en Inde pour faire connaître la Galerie nationale d’art moderne dans le monde entier. Elle parlait et écrivait couramment le français, l’anglais l’allemand, et avait des notions d’espagnol. Elle publia de nombreux ouvrages, dont des monographies sur Fautrier (1960) et Giacometti (1962), ainsi que des chroniques sur l’art. Elle innova aussi dans la gestion muséale, développant les archives, la bibliothèque, l’activité didactique, tenant à ce que le grand public ait accès à l’art moderne, que les enfants se familiarisent avec lui, et que les chercheurs puissent suivre l’évolution de la Galerie.
Elle fut la seule femme à diriger un grand musée à Rome. Elle participa aussi à la cause féminine et défendit dès 1945 le droit de vote des femmes. Ainsi que leur accès à des postes de responsabilité, et à l’égalité salariale.

Entre les peintures de Rome – avec ses détails artistiques magnifiquement croqués – et les dialogues finement ciselés, Sophie Guermès tisse la trame d’une vie hors du commun. Plonge le lecteur au cœur de la réalité. Décortique les ruses pour sauver les œuvres. Distille les tourments de la passion amoureuse. C’est toute la force de ce roman, cette langue changeante selon les situations, épousant le rythme de l’action par ce style dédié. Un concerto transalpin captivant. Lecture riche en émotions, en connaissances et en plaisirs.

Annabelle Hautecontre

Sophie Guermès, Bucarelli-Roma, Les éditions du Littéraire, décembre 2018, 164 p. –, 19 €

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La librairie Mollat, à Bordeaux, reçut Sophie Guermès le 20 décembre à 18h, au 8 rue de la Vieille Tour (studio Ausone) dans le cadre des jeudis du Musée.

 

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