"La revanche de la géographie" de Robert David Kaplan, une vision politique datée de l'espace et des cartes



La mondialisation n'a pas aboli les frontières comme le pensait l'Anglais Richard O. Brien en 1992 dans un ouvrage au titre célèbre, La fin de la géographie.


La globalisation économique et les nouvelles technologies n'ont pas supprimé les distances ou aplani les différences comme l'imageait le chroniqueur du New-York Times Thomas Friedman avec sa formule emblématique d'un "monde plat".



Au contraire, on assisterait à une "revanche de la géographie." C'est en tout cas la thèse argumentée de Robert David Kaplan dans son dernier livre publié en France par les Éditions du Toucan (il est paru outre-Atlantique en 2012). Pour lui, les cartes et la géographie, discipline phare de l'espace, sont plus nécessaires que jamais pour démêler les fils complexes de la toile du monde depuis la fin de la fin de la Guerre froide.

  

Ancien correspondant de presse à l'étranger (il a notamment couvert la Première Guerre du Golfe entre l'Iran et l'Irak dans les années 1980), Robert D. Kaplan est aujourd'hui chroniqueur au magazine The Atlantic. Il est aussi analyste chez Stratforune société privée texane spécialisée dans le renseignement.

 

 

"La politique d'un État est dans sa géographie" (Napoléon Bonaparte)

 

L'ouvrage de Robert D. Kaplan est divisé en trois parties. Il expose tout d'abord les "visionnaires" réalistes comme les professeurs Nicolas John Spykman, Hans Joachim Morgenthau ou William McNeill (ils ont enseigné à l'université de Chicago au XXe siècle) pour redonner sens à la géographie et abandonner l'idéalisme progressiste d'un monde sans frontières, prétendument apaisé après 1991. Deux ans auparavant, Francis Fukuyama annonçait rien de moins que « la fin de l'histoire » (dans un article paru dans la revue The National Interest). Pour les "réalistes" comme Robert Kaplan, l'histoire aurait démontré que "l'ordre prime sur la liberté", cette dernière "ne découlant que d'un ordre stable." Alors que "les adeptes de la globalisation préfèrent ne retenir que ce qui unit les hommes, les réalistes traditionnels insistent sur ce qui les sépare".

 

Pour conforter sa critique de la politique « missionnaire » sous Bill Clinton (gauche progressiste) et George W. Bush (droite néoconservatrice), l'auteur s'appuie dans une deuxième partie sur la description de cartes anciennes pour "remettre le globe face à la réalité du terrain au XXIe siècle". Jamais avare de précisions historiques et géographiques, nourries en grande partie de ses nombreux voyages, il y applique les théories des penseurs dits réalistes aux événements passés et à venir. De longs développements sur l’Europe, la Russie, la Chine ou l’Iran lui permettent d’interroger la pertinence du heartland eurasiatique et africain (« le cœur de la terre ») et le rimland (« l’anneau de la terre »), concepts empruntés au Britannique Halford J. Mackinder et à Nicolas J. Spykman.

 

Enfin, dans une sorte de manuel d’utilisation de la géographie adressé aux décideurs politiques et militaires américains, il propose des pistes, parfois iconoclastes comme une union politique entre l’Amérique du nord et l’Amérique centrale, cette dernière aire culturelle devant d’abord être pacifiée et libérée des cartels de la drogue. Fernand Braudel est évoqué pour dénoncer la projection dispendieuse et inefficace des troupes américaines en Irak ou en Afghanistan qui détournerait des enjeux des... « forces géographiques profondes » (les défis chinois en Asie/Pacifique ou les bouleversements démographiques au sud des États-Unis de plus en plus hispanophone). Dans son livre La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II publié en 1949, l'historien français des Annales insistait sur le rôle desdites forces géographiques, souvent imperceptibles, qui guidaient, sur la longue durée, l'histoire des États et des sociétés.

 

La lecture de ce traité moderne de géopolitique "réaliste" est fascinante à plus d’un titre. Elle révèle de son auteur et de la société américaine plusieurs tendances de fond après les attaques du 11 septembre 2001 et l'échec de l'occupation de l'Irak entre 2003 et 2011. Pour qui en douterait, les Américains sont entrés dans une ère de doute sur leurs capacités de rester une superpuissance "gendarme du monde". Ce sentiment tranche avec les certitudes des années 1990. « L’hyperpuissance » (Hubert Védrine) a vécu et le monde est devenu aujourd’hui « multipolaire » (on ne reprendra pas ici l’adjectif « apolaire » d’un autre ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, qui ne paraît pas du tout pertinent pour analyser les relations internationales actuelles). Les puissances émergentes avec le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine ou l’Afrique du Sud (le fameux « BRICS », acronyme anglais malcommode puisqu’il faudrait ajouter le Mexique, la Turquie et bientôt l’Iran) entendent exprimer leur propre vision du monde et agir en conséquence. La guerre civile en Syrie aggravée par les mouvements djihadistes et la crise en Ukraine démontrent que la Russie et la Chine entendent défendre leurs intérêts (la lecture braudélienne des temporalités trouve ici tout son sens) contre l’avis de Washington plutôt impuissant depuis l’engagement en Libye en 2011 aux côtés de la France et du Royaume-Uni.

 

Sur la place de la géographie dans la compréhension des affaires du monde, on ne peut que souscrire à l’idée principale de Robert Kaplan. Sa prise en compte éclaire les enjeux présents. C’est une évidence. C’est même en tant que science humaine et pour sa dimension citoyenne qu’elle est enseignée. Mais il ne faut pas exagérer outre-mesure les positions spectaculaires de ceux qui prédisaient sa « fin » à la suite de Richard O. Brien (cité plus haut) ou de la journaliste Frances Cairncross (The Death of Distance, 1997). Cette discipline toujours en débat a plutôt connu d’importants renouvellements épistémologiques qu’on s’étonne de ne pas retrouver dans un ouvrage qui ne la décrit au mieux que comme une science des lieux, plus souvent comme un catalogue du Guide du Routard déroulant les climats, les cours d’eaux, les mers, la végétation, les reliefs ou la démographie. Cette géographie « régionale », « classique » ou « matérialiste » du début du XXe siècle ne s’écrit plus depuis longtemps. Et puis Paul Vidal de la Blache qui l’incarnait en France avait au moins le mérite d’éviter le « déterminisme » grossier dans lequel l’auteur américain s'enferre parfois dans un livre plein de contradictions même s’il s’en défend à plusieurs reprises. Inutile de les chercher : la polarisation, les flux, les réseaux, les interactions entre les territoires ou les acteurs spatiaux autres que les États y sont fâcheusement absents. Déroutant pour un "penseur" qui se pique de vouloir faire de la géographie ! Les "lieux" sont fondamentaux mais ne sont pas tout a-t-on envie de lui rétorquer, surtout à l’ère de la mondialisation et de la métropolisation de la planète. La valeur scientifique dans cet essai, on l’aura compris, n’est pas le premier objectif d'un auteur qui écrit en idéologue ou en "faiseur d'opinion". N'est pas géographe qui veut Monsieur Jourdain ! On est très loin des travaux d’Yves Lacoste qui affirmait déjà en 1976, après la Guerre du Vietnam, que la géographie servait d’abord « à faire la guerre ». Cependant, le fondateur de la revue Hérodote posait alors les jalons d'une approche scientifique de la géopolitique.


Le titre est donc trompeur : de la géographie, en tant que science, il n’en est pratiquement jamais question. On n’en dira pas plus sur les cartes choisies. À vous d’en juger.


L’ouvrage ne manque pourtant pas d’intérêt. Avec des chapitres de qualité certes inégale, il fournit d’utiles synthèses historiques et géographiques sur les territoires étudiés. Écrit deux ans avant la chute du président Ianoukovitch, il permet d'inscrire dans la longue durée de l'histoire les turbulences actuelles en Ukraine et les ambitions de Moscou. Aussi, on conseillera à la lecture les développements consacrés à la Russie, à l’Asie centrale ou à la Chine. Néanmoins, ceux sur le Moyen-Orient, l’Afrique ou l’espace des Caraïbes sont médiocres et reflètent une vision simpliste (que de généralisations abusives !) malthusienne, inquiète, réactionnaire et décliniste (1), proche d’Oswald Spengler ou de Samuel Huntington.

« L’inquiétude que nous éprouvions à la lecture de Mackinder et Spykman augmente, non seulement à cause des technologies de rupture qu’évoque longuement Paul Bracken dans ses ouvrages, mais aussi parce que la croissance constante de la population urbaine en Eurasie rendra la crise de l’encombrement toujours plus insoutenable. » Plus loin, il ajoute que « l’éducation de masse, parce qu’elle tend à produire des individus mal éduqués et émancipés du fatalisme, contribuera également à l’instabilité. Le manque d’espace sera le facteur clé. »


Pour terminer, on est étonné (à moitié) qu'un pseudo-expert aussi inquiet sur l'état du monde et mal renseigné sur la géographie puisse conseiller la Maison-Blanche et l'armée américaine (2). Après la faillite des think tanks néoconservateurs sous Georges W. Bush, la leçon ne semble malheureusement pas avoir été retenue.

 

 

Robert David Kaplan, La revanche de la géographie. Ce que les cartes nous disent des conflits à venir, Les Éditions du Toucan, 2014.

 

Traduit de l’américain par Anaïs Goacolou.


(1) Pour dépasser l'approche "catastrophiste" de Robert Kaplan sur la mondialisation en cours, on conseillera la lecture du passionnant essai du géographe Michel Lussault, L'Avènement du monde : Essai sur l'habitation humaine de la terre, Le Seuil, 2013.


(2) C'est en tant que spécialiste en géopolitique qu'il a donné des cours à l'Académie Navale d'Annapolis et qu'il a fait partie du Conseil politique de Défense des États-Unis de 2009 à 2011, un organe consultatif clé du Pentagone.
Aucun commentaire pour ce contenu.