La vie sous d’autres formes

En 1936, une exposition appelée à faire date a lieu au MOMA, à New York. Elle s’intitule « Cubism and Abstract Art ». C’est le premier directeur du musée, un homme d’influence qui aime promouvoir l’inédit, également historien de l’art et auteur de plusieurs ouvrages dont un sur Picasso, Alfred H. Barr, qui l’a organisée. Il a conçu un diagramme qui retrace les origines de l’art abstrait, sorte d’arbre généalogique savant et logique à la fois qui partant des estampes japonaises, de Cézanne et du néo-impressionnisme inscrits en haut de la feuille, aboutit au non géométrique et au contemporain, en bas. Sur les côtés, allant de 1890 à 1935, il a pris soin de mettre des dates, qui sont autant de repères chronologiques et de marqueurs des différentes phases de cette évolution de l’art. Entre, ce sont, reliés par des flèches et des pointillés, des mouvements aussi fondateurs qu’éphémères, comme le fauvisme, le suprématisme, le purisme, le néoplasticisme.
A gauche, en bas, apparaît le Biomorphic Abstract Art.

En une trentaine d’années, ce courant ouvre un monde neuf, donnant à l’œil de découvrir de nouvelles formes plastiques qui imposent leurs singularités et invitent l’esprit à assister à une explosion d’idées et d’alliances bouleversant les traditions. Les courbes et tout ce qui sinue de façon générale deviennent une référence obligée, mais aussi le cercle, le triangle, les ondulations, les arabesques, jusqu’à créer une dynamique de l’informe et de l’instable qui semble sans limite. On est devant de simples complexités qui n’en sont pas moins de lecture difficile. Kandinsky utilisera le mot « compliqué » pour parler de la courbe.

 

Hors des normes reconnues interviennent d’autres configurations abstraites, des sortes de germinations croissent et s’animent, des constructions arbitraires séduisent, des géométries transposent ce que la science permet peu à peu d’entrevoir, c’est-à-dire les merveilles observées au plus secret de la nature que le microscope révèle et jusqu’alors insoupçonnées. La liberté surtout préside à l’acte créateur chez les artistes.
La pluralité des matières, des formats, des supports participent à ce foisonnement qui a cependant un dénominateur commun, celui de la recherche de la beauté seule, épurée, offerte à l’interprétation de chacun. L’économie est ici gage de profusion, la sobriété des éléments constitutifs de l’œuvre permet la multiplication des questionnements.
A travers les rythmes neufs, les structures qui semblent évoluer, les compositions qui déjouent les lois de l’équilibre, les rapprochements de couleurs résolument inédits, peintres et sculpteurs imaginent toute une genèse  d’œuvres « qui seraient évidentes sans qu’on puisse pour autant les contenir une fois pour toutes dans un mot ».
Devant les tableaux et les sculptures, toute latitude est laissée, on avance par analogies, on comprend par correspondances.
 

Avec ses délicates créatures colorées qui se meuvent en suspension dans l’azur,  Bleu de ciel (huile sur toile, 1940) Kandinsky ouvre ces pages et préside à l’intelligence du parcours. Il faut pour lire les unes et suivre l’autre un désir d’accueil de l’inconnu, un sens de l’appropriation des signes renouvelés, une distance face à l’ambiguïté. L’intérêt et le plaisir sont à ce prix, avec une part d’onirisme qui naît de chorégraphies, végétales, animales, minérales, anthropomorphiques, que ce soit avec Jean Arp, André Masson, Theodore Brauner, Victor Brauner ou encore Antonio Saura.
Datant de 1937, dernière d’une série de 12, la Composition de Joan Miró illustre à sa manière ce qui est le propos premier de l’exposition et de ce catalogue, rappelant que le biomorphisme « dessine une voie alternative » qui « contrebalance sa rigidité sur le mode de l’entre-deux et de l’oscillation, entre recherche formelle et analogie créatrice, entre autonomie de l’art et référence au réel ».
Même regard interrogateur devant cet oiseau blanc à l’œil noir, qui prend un envol spirituel sous la fantaisie créatrice de César Domela avec Relief n°20 (amarante, plexiglas, laiton, de 1945) et devant cette flamme d’élan pur en acajou d’Etienne Béothy (Couple III. Deux formes. Opus 029 de 1928).

Activant des énergies et des interactions, sans titres selon la décision de l’artiste, les fictions poétiques de Léon Tutundjian, né en 1905 à Amassia (Asie Mineure) confirment la portée de l’ensemble : l’essence des choses est « enfouie sous les apparences ». Cet artiste trop peu connu entre de plein pied dans cet univers. Si le temps a toujours prise sur le sens et la valeur des jugements, conduisant à les réviser parfois, il ne manque jamais de souligner que ces trois décennies ont été particulièrement riches. Leurs inspirations hier ont dépassé les frontières des lieux comme leurs échos aujourd’hui continuent à se faire sentir.  

Dominique Vergnon

Guitemie Maldonado, Biomorphisme 1920-1950, très nombreuses illustrations couleur, 285 x 250, éditions Le Minotaure, avril 2019, 187 p.-, 45 euros.  

Galeries Le Minotaure et Alain Le Gaillard, 75006 Paris, jusqu’au 29 juin 2019

 

 

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